Ce n’est pas un espace à touristes plutôt une aire de besogneux, de petits artisans ou commerçants et de pourvoyeurs de marchandises, beaucoup de denrées agricoles, et de matériaux bruts. Personne n’aurait eu l’idée de les appeler travailleurs de la première ligne, alors on ne les appelait pas. Montée une volée de marches, poussée une lourde porte à double battant, je pénètre dans une pièce tout en profondeur, bordée d’un bar sur sa longueur.
Le lieu est toujours en mouvement. Des entrées, des sorties. On y reste pour un un café ou plusieurs heures dans une attente sans forme. L’endroit ne vous adopte pas tout de suite, il lui faut un peu de temps, il vous faut un peu de temps aussi, celui à vos yeux de s’accommoder à la faible luminosité. Quand on arrive du dehors, on en garde encore l’odeur sur soi, on en ramène les traces et les aspérités, il faut un peu de temps, oui, pour déposer à terre, à côté de soi, ces bagages. Il faut s’imprégner, s’imbiber, laisser une encre invisible faire impression et ça, forcément, ça met un peu de temps. Au bout d’un moment, sans qu’on y pense, on est bien là, entre deux-eaux, un va-et-vient roule en continu, des verres se remplissent, d’autres se vident, une place se libère, une autre s’occupe. Et nous, au milieu, on boit, on se comble de liquide, de mots, certains compris, d’autres non. Qu’importe, on infuse de rires, de promesses, d’éclats de voix, de claquements de porte. On s’arrime et, soudain, on se trouve à sa place.
Il s’appelle Carlos, c’est ce qu’il dit, il est andalou, il insiste là-dessus, plusieurs fois. Il correspond à l’idée préconçue que l’on peut en concevoir : petit, les cheveux noirs corbeau, un peu huileux, le teint mat, très mat. Ses yeux, d’un bleu troublant, vous fixe. Il parle, en espagnol, on ne saisit que quelques bribes de la langue mais cela compte-t-il ? A cet heure, on se comprend. La sécheresse de la tequila a remplacé le moelleux de la bière, la gestuelle et la connivence, la communication verbale et les enchaînements cohérents. Il entreprend d’enseigner la recette, la vraie, du gaspacho andalou. Il répète méthodiquement ses ingrédients pour qu’on n’en oublie surtout aucun, un oubli gâcherait tout l’ensemble, l’édifice culinaire n’y tiendrait pas et s’effondrerait d’un bloc. Et puis, il parle de lui, de ses heures passées au volant de son trente-huit tonnes, de ses errances dans bout à l’autre de l’Europe, et même une fois jusqu’en Anatolie, près d’Ankara. Le bleu vacille et c’est sa mère qui est morte quand il n’était qu’un enfant qui revit un peu. Sa grand-mère, une sainte-femme l’a élevé et lui a tout appris, la vertu, la loyauté et son amour de Dieu qui tient dans sa main, un médaillon de la vierge, en or. Il fait tous les ans, le Vendredi Saint, la procession du Silencio, pénitent coiffé de la capirote noir. Il raconte qu’autrefois ces deniers étaient des flagellants qui se donnaient la discipline, en public. Il mime le geste au cas où vous n’auriez pas tout saisi. Il invite la terre entière à voir ce spectacle extraordinaire qui l’emmène toujours comme la première fois, vous verrez par vous-même, c’est vrai, il n’exagère rien.
Je suis souvent revenu dans cette pénombre – quoique parfois après un temps assez long – , mais de façon inopinée, sans m’y astreindre. Moi, j’ai mes habitudes et j’aime la régularité, j’ai évité de m’y conformer, sentant qu’il était plus fructueux ici de placer l’instant et le hasard en maîtres. Sans préméditation, il m’est arrivé de passer plusieurs fois devant l’endroit sans m’y arrêter. Me sentant approcher, je lançais les dés dans mon esprit, les remuaient sur quelques dizaines de kilomètres et tout se dénouait en une fraction de seconde. J’avais dans ce laps fait mon choix et me contentait alors, docilement, de m’y conformer. C’est comme cela qu’un soir, j’ai rencontré Yves. Il avait, c’est d’abord ce qui m’a accroché l’œil, le visage tout en angle, en aspérité. Il était français mais habitait depuis une dizaine d’année en Espagne. Sans doute, vu l’âge que je lui donnais au jugé, était-il arrivé à peine majeur. Son récit, malgré ses trous permettait par intuition et déduction d’éclairer ses zones d’ombres, de les tirer de ses silences et de ses interjection, mi-affirmatives, interrogatives. Je deviendrai vite familier de son « tuvois », prononcé d’une traite, en traînant de la patte sur la dernière syllabe, et de son regard noir, sauvage, planté sur vous. Ses petits trafics, qu’il me livrait sans hésitation, servaient de paravent à ce qui l’avait amené à fuir la banlieue lyonnaise où il avait grandi dans les années 80. Ce qu’il taisait, je le devinais en creux, dans sa colère à fleur de peau, dans son instabilité inflammable. Les années de galère, la rue, les mauvaises rencontres et une vilaine p’tite sister l’avaient bouffé, rejetant un corps exsangue, le sien, la peau sur l’os. Le qualificatif d’ami ne nous convient pas, trop profond, trop définitif. Aucun lien aussi puissant ne s’est formé entre nous, aucune alliance nous engageant à vie. Et pourtant, pourtant, il faisait à présent parti de mes ombres, des seconds rôles de mon existence, je faisais parti des siennes à n’en pas douter, comme les pièces d’un mobilier qui prenaient la poussière dans une pièce fermée Je l’ai aperçu à l’occasion et nous ne nous sommes jamais reparlé aussi longuement que ce jour-là. Je le voyais parfois entreprendre des discussions enflammées dans un espagnol rude et sommaire, le verbe haut, le débit saccadé, mécanique, rempli de l’assurance triomphante des consommateurs de cc.
Ce long bar, on peine à l’embrasser d’un regard, l’autre bout, là-bas, à l’opposé de l’entrée, on le pressent plus qu’on le voit. Dans la lumière poussive de néons publicitaires vantant des marques d’alcool, on perçoit une aura, amas mouvant d’âmes et de mots qui se croisent, se lient et se délient sans cesse. Je n’y suis plus allé depuis longtemps, ma route ne passe plus par là, mon esprit, s’y rend encore parfois, à l’impromptu. Me reviennent alors de bribes de conversations, des phrases, des physionomies, toutes ces gueules en vrai, en dur, pas en toc.