Mon père conduisait la Simca avec l’autorité d’un conducteur de train. Je l’observais depuis le siège arrière, je distinguais son oreille droite, la tangente de sa joue et le bout de la moustache qu’il effilait avec du savon. Je voyais aussi ses yeux dans l’encadrement rectangulaire du rétroviseur intérieur, une paire d’yeux coupés du reste de sa tête flottants en haut du pare-brise. Il était fier, droit, tout à sa conduite. J’aimais quand nous sortions de la ville et que nous laissions les rues étroites et embouteillées pour prendre de la vitesse sur les routes de campagne. Nous baissions les vitres en actionnant les manivelles ce qui ne faisait pas rire ma mère qui y perdait sa coiffure soigneusement permanentée. Et là, je le voyais lentement enfoncer la tête dans ses épaules au fur et à mesure que l’aiguille du compteur grimpait en marmonnant pour lui-même : « baisse la tête, tu auras l’air d’un coureur. » Je n’ai jamais su d’où il tenait ça.
C’était un jeu que nous adorions. Je prenais le volant de la 2CV et Esther montait à ma droite. Dans mes souvenirs, c’était le samedi après-midi. Nous laissions la maison de ses parents à l’uniformité de la résidence et nous nous arrêtions au « stop » qui en fixait la limite devant la grande route. Et nous attendions. En ces temps-là, même le samedi après-midi, la circulation sur cette route de campagne était parsemée de silence. Puis, lorsqu’une voiture passait, dans un sens ou dans l’autre, nous nous lancions à sa poursuite pour peu que la route soit libre. Le moteur de la deuch hurlait sa douleur pendant que je tirais et poussais les vitesses avec la boule du levier dans le creux de ma main. La première difficulté était de rattraper la voiture choisie qui, bien souvent, disparaissait dans les virages avant même que nous puissions l’approcher. Mais qu’importe, la première voiture qui se trouvait devant nous faisait l’affaire. Nous la suivions jusqu’à ce qu’une autre voiture, par le jeu d’un feu, d’un stop ou d’une perte de vue, se retrouve à son tour devant nous. Et c’est elle que nous suivions alors, jusqu’à la prochaine. Le jeu s’arrêtait lorsque l’un de nous criait grâce mais nous convenions très souvent d’un match nul à la nuit tombée.
Marche arrière droite, marche avant. Premier feu, à gauche, descente, virage à gauche, feu toujours clignotant tout droit, virage à droite. Deuxième feu, à droite, petite montée. Troisième feu à gauche, longue ligne droite jusqu’à un grand carrefour. Quatrième feu, à droite, montée raide et arrêt au beau milieu. Le trajet pour m’amener à l’école le matin avait le goût du chocolat au lait et la lenteur de mon esprit mal réveillé. Il avait l’odeur du café froid qu’exhalait la bouche de mon père quand il m’embrassait en me laissant devant le portail de l’école. Je sautais de la Simca avec les idées encore embrumées mais je retrouvais des couleurs dès les premiers pas en retrouvant mes copains de la veille. Le voyage se terminait par une canette de jus de raisins qu’on nous distribuait avant la dernière volée de marches nous conduisant dans la cour.
Esther avait un 103 Peugeot tout pimpant, moi j’avais une vieille M orange poussive. Je devais faire preuve d’ingéniosité pour arriver à la suivre. Les cheveux longs d’Esther flottaient dans le vent et je m’engouffrais dans son odeur, en quête de cette protection invisible qu’elle laissait derrière elle. Le plus difficile était de garder les yeux ouverts parce que je m’enivrais. Lorsque nous arrivions au lycée, je n’ai jamais su si les larmes qui perlaient au coin de mes yeux étaient vraiment dû à la vitesse. L’hiver, nous nous enlacions pour nous réchauffer et l’été, nous nous embrassions dans le choc de nos casques encore sur nos têtes. Avec le bac en poche, nous avons perdu notre adolescence ainsi que la magie de ces tout petits voyages en cyclomoteurs.
Sur ma Bonneville, les deux cylindres parallèles ronronnent comme un chat au coin du feu. Petit virage à droite pour sortir la moto du garage, je descends le chemin prudemment. Virage à gauche en bas, puis l’épingle à droite, je dois faire preuve de vigilance. Et puis le chemin devient une traverse étroite, un rue, un boulevard. J’emprunte la nationale avant d’accéder à la bretelle de l’autoroute. Je sens les mains d’Esther s’enfouir dans les poches de mon blouson mais je ne sens plus l’odeur de ses cheveux. Je sens sa présence dans le vent qui caresse mon visage mais je ne sais plus si elle est derrière moi. Je regarde la voiture qui se trouve devant moi, tout le monde se suit sur l’autoroute. Imperceptiblement, j’enfonce la tête dans mes épaules.
Photo de Florin Gorgan sur Unsplash
Oh plaisir… La précision du rendu de ces tout petits voyages (tout s’y passe dans le levier de vitesse) rejoint le mythique — mais ce doit être moi…