– Je lis tant d’histoires, je vois tant de films que de ce profond sentiment, il ne me reste pas grand chose, s’étonne la jeune fille. On dirait que tous les mots passent à la moulinette et ne reste qu’une bouillie entre deux coupures publicitaires. Dis-moi vieillard, à quoi te sert d’avoir aimé ?
– Il me sert à sentir le vent. Cela peut paraître anodin que de sentir le vent effleurer ton visage, celui qui n’a jamais connu cette douceur peut se dire que cela ne sert à rien, si ce n’est pour attraper un rhume. Et celui qui a déjà vécu cette sensation s’est construit dans le souvenir de ce moment où une caresse invisible s’est impérieusement invitée entre deux battements de coeur, comme un lent soupir gorgé d’étranges désirs. Qui est le plus heureux des deux, de l’ignorant et de l’amoureux ?
– Tu connais la réponse, vieil homme, sinon à quoi servirait de vivre ? Tu sais ce qu’il en est mais tu ne veux rien dire, tu veux garder ton secret. Parce que tu te dis que ce n’est pas la réponse qui importe, mais plutôt le chemin parcouru pour la découvrir. Et maintenant, du haut de ton grand âge, tu revoies le film de ta vie, tu rembobines tes souvenirs et tu assistes en spectateur à la pièce que tu as jouée. Tu essaies d’en tirer une leçon de philosophie parce que tu ne peux rien faire d’autre.
– Je te trouve bien prétentieuse, jeune fille. Tu crois avoir le choix ? De regarder d’un côté ou de l’autre ? D’aller par ici plutôt que par là ? Tu penses que tu maîtrises le chemin de ta vie. Lorsque tu regardes en arrière, tu ne vois qu’un chemin, celui qui t’a emmené là où tu te trouves. Mais si tu regardes devant toi, tu en vois une multitude.
– Cela me fait penser à une question que Kublai Khan a posé à Marco Polo. Il lui a demandé s’il voyageait pour retrouver son avenir.
– Te souviens-tu aussi ce que Marco Polo lui a répondu ? Il lui a dit que l’ailleurs était un miroir en négatif. « Le voyageur y reconnaît le peu qui lui appartient, et découvre tout ce qu’il n’a pas eu, et n’aura pas. » Tu dois voyager pour comprendre, jeune fille.
Il s’est souvent demandé au cours de sa longue vie comment reconnaître ce qui était indispensable. Pas seulement pour lui mais pour la vie de manière générale. Il a appris sans trop de difficultés à débusquer le bonimenteur derrière son costume de carnaval, celui qui voulait lui vendre à prix d’or le masque derrière lequel il se serait caché. Il a aussi appris que l’indispensable se lovait à l’endroit même où le coeur avait choisi de battre. Sa vie avec ou sans respiration. Sa vie avec ou sans soleil. Sa vie avec ou sans la vie. Il a vite cru que ce qui n’était pas la vie était la mort, mais il se trompait par excès de radicalité. En y regardant de plus près, il a découvert qu’à l’évidence, ce qui n’était pas sa vie était une autre vie. La vie d’un autre lui. Un lui avec ou sans Esther.
Lorsqu’il tourne les pages de l’album photos, Esther n’apparaît nulle part. Un jour, il s’est demandé si un esprit malin ne l’avait pas effacée. Peut-être qu’un nouveau virus venu d’on ne sait où avait subtilement dérobé toutes les Esther des photos, qu’il fallait nous confiner de nouveau pour ne pas disparaître à notre tour. Parce qu’il existe d’autres mondes où Esther ne s’appelle pas Esther, des univers où chacun de nous peut être Esther.
– A-t-elle seulement existé ? L’as-tu jamais rencontrée ?
La jeune fille se méfiait, elle était persuadé que le ciel homme voulait lui cacher quelque chose. Depuis que l’homme est homme, les jeunes gens posent des questions et ils s’imaginent que les vieux ont pour fonction d’y répondre. Ils se trompent.
– Pour quelle raison l’aurais-je inventée ? Tu te trompes de question, jeune fille. Ce que tu devrais te demander, c’est où elle se trouve. Elle n’est sur aucune photo de mon album et pourtant je la vois partout. Les photographies ne sont pas des souvenirs, elles sont des subterfuges qui nous permettent de les retrouver, nos souvenirs. Regarde cette photo du lac gelé de Central Park. Esther n’y figure pas et pourtant, moi, je sais exactement où elle se trouve. Elle est dans la lumière pâle que le soleil tente de diffuser à travers les nuages. Elle est dans l’air froid qui, à cet instant, m’emplit les poumons. Elle est dans le contact de sa main qui, à ce moment précis, repose sur mon épaule. Elle est dans le souffle chaud que je sens dans mon cou, mais aussi dans la petite pierre, là, par terre, qu’elle va ramasser dans quelques secondes et lancer dans le lac, elle est dans les ricochets qui se succèdent à l’infini, de cette petite pierre qui ne peut pas couler parce que l’eau du lac a décidé, ce jour-là, de ne pas l’engloutir. Esther se trouve dans mes yeux. Il suffit d’observer mon regard et tu la verras.
La jeune fille a fait un rêve. Elle était sur la plage avec ses amis et l’un d’entre eux a voulu prendre une photo de tout le groupe. Il a posé son appareil sur un sac, a réglé le retardateur et s’est empressé de rejoindre les autres avant le déclenchement de la prise de vue. La jeune fille se souvient de cet instant parce que tout le monde riait à cause des singeries que le photographe ne manquait pas de faire dans sa course pour rejoindre le groupe. Quelques temps plus tard, elle est tombé sur cette photo, elle était posée sur la table du salon dans l’appartement de son ami, celui-là même qui avait fait le clown. Elle n’était pas sur la photo. Elle ne comprenait pas pourquoi, mais elle n’y était pas. Dans son rêve, la jeune fille s’était dit qu’elle était un fantôme.
– Est-ce qu’Esther est un fantôme ?
La question de la jeune fille avait surpris le vieil homme mais il comprenait très bien ce qu’elle demandait.
– Je ne sais pas ce qu’est un fantôme.
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