On s’en fiche un peu, au début, on s’en fiche, ça passera et puis on oubliera, ça deviendra du passé, ça s’amoncellera d’autres choses épaissiront comme ces petits monts de feuilles et de résidus de pelouse qu’on entasse dans un coin, les uns sur les autres pour faire engrais, plus tard. On ne sait pas quand on s’en fout, on entasse. Mais ça passera à n’en pas douter. D’autres événements arrivent, se produisent, envahissent et disparaissent : par exemple le service militaire, l’accident de la Jaguar avec D. et ses deux enfants à bord, la disparition des amis, des autres d’autres encore plus inconnus, plus éloignés, ça s’entasse un peu dans un coin (un autre, le même), on se dit ça bifurque on n’en attendait pas tant et surtout, surtout on ne se savait pas non seulement au milieu mais surtout le centre de sa propre attention. Seul.e. C’est quand même vivant donc ça change et ça évolue, ça se constitue, on pourrait même dire que ça avance et que ça continue, vu de loin. Mais c’est là : ça ne veut pas disparaître, ou alors juste ça ne peut pas. Ça pèse mais ça se cache. Parfois même tellement que ça prend toute la place et toute la conscience, tout l’horizon, comme disait Léo « il n’y a plus rien », plus rien que ça. Comment en est-on arrivé là ? La route était droite, tracée dessinée inscrite ce serait beaucoup dire, mais elle était là – ou elle le reste mais impossible de l’emprunter. On se retourne, on regarde le chemin parcouru peut-être bien. On cherche à savoir, à se rendre compte des erreurs commises, ou des ornières dans lesquelles on s’est fourvoyé. Impasses, culs de sac, portes closes. On apprécie la mémoire des agendas, celle des images et des photos, des journaux même parfois, pour se souvenir de oui, cette coupe du monde ou ces tremblements de terre, ces raz-de-marée ces incendies, oui, les pertes de ceux et celles qu’on a aimé.es, oui, ça se passait dans le même temps, espace, planète, système, oui mais on avait oublié : c’était passé devant, ça avait et nous avait pris la tête, ça s’est imposé. Dans ces moments-là, on n’ a plus rien et plus rien non plus à perdre. Je me souviens de ces moments-là, des bifures comme disait Leiris, ces choses qui ressemblent aux traces qu’on peut voir aux visages de certain.es Africain.es, ces signes qu’on pourrait dessiner sur nos joues, un peu comme le tracé des larmes. Ce qu’on fait sur les textes aussi, on jette, on efface, c’est mauvais lâche-t-on, on se rend compte de l’inanité, ou on se trompe mais c’est tout un : on jette
Je recommence. Je regarde derrière moi : disparitions, sourires, mer chaude, parents aimants, frère et sœurs riants, amis et amies dansant, ou jouant la comédie, plagiant imitant copiant singeant, chantant les « tu te laisses aller » (j’aimerai que tout contre mon cœur) ou les « la mama ». Je me souviens, je me disais qu’est-ce que je risque, sinon la prison ? Je ne suis jamais allé en prison. Je n’y suis même jamais entré, sauf celle qui se trouve à côté de la glace de la patinoire, mais c’est une autre affaire (une faute, une erreur, un coup et c’est l’amende, au hockey – quelques minutes seulement évidemment). Peut-être une nuit de mitard. Je ne sais plus, ou alors c’était une garde de nuit dans une guérite. Une prison ? Quand est-ce que ça a commencé ? Vraiment commencé ? Dans les couloirs, je chantais « t’inquiète tout va bien » (le « don’t think twice » de Bob) ou le blues de l’ambulance (Neil). Ça faisait « back in the old folky days ». Un type (blanc ou noir, je ne sais plus) écrivait des chansons pour que sa femme (blanche) les chante, derrière il y avait des types (noirs et blanc) qui accompagnaient – un noir était aux percussions, un synthé un cuivre, il y avait un batteur (noir tout autant, ils étaient frères – en un sens nous l’étions tous) je tenais la rythmique, le bassiste (noir) (je suis quelque chose comme blanc) servait comme moi à l’hôtel de la porte de Clichy des repas aux cars de touristes espagnols autrichiens hollandais chinois quoi que ce soit qui demandaient de l’eau, du pain, du vin (avec supplément). Je chantais, ne vous déplaise. « La femme d’Hector » , « Les quatre bacheliers » ou « Les trompettes de la renommée »(Georges). Aucun espoir de retour, mais non : le chemin, tracé droit, en changer et regarder devant soi, droit, et continuer. Bifurquer. Oui. La mort ? Et après ? Il suffisait de choisir sa cible, de se mettre en quête des outils nécessaires, des informations utiles et pertinentes, et d’en faire un but. À atteindre. Arriver prévoir construire avancer terminer. Au pire le poteau d’exécution. En chantant. Enchanté. Ou, pour les vieux jours (ça y est, ils sont là), la prison, sans ressources et sans biens. Choisir sa cible, et contre la vie de celle-ci (aban)donner la sienne
Je recommence encore. Travailler certainement, cette contrainte si libératrice, pointer le matin en arrivant, dépointer le soir en partant, la prime de douche et celle de noir, les congés payés et les heures sup, un quart de plus les huit premières, la moitié plus les huit suivantes, deux fois plus le premier mai, les erreurs les retours les repos, la valeur grandissante de ce qu’on fait pour vivre, seulement vivre, et la gagner, payer loyer repas courses vacances, cette vie et la joie du premier bulletin (c’était en liquide, deux types passaient avec un chariot, le samedi matin, on signait, on avait son compte dans le raffut des machines la chaleur des fours les cris des caoutchoucs dans les malaxeurs les klaxons des fenwick et les appels des hommes et les ordres aboyés – l’ odeur des pneus cuits – les néons qui éblouissent de blanc – ou cette enveloppe beige bourrée de billets de cent, une vingtaine peut-être, pour le mois passé à mettre en carton des pantalons pour les monoprix de la terre entière – et passer devant un horloger, pouvoir s’acheter ceci ou cela – non garder épargner)
À nouveau et encore recommencer, la choucroute bien garnie et la serveuse souriante et pourtant revêche, disciplinée dans sa blouse à fleurs, les manches longues de son pull toujours jusqu’aux poignets, les cheveux gris ondulés et les dents qui manquent au sourire caché de la main, son patron qui sue en cuisine et s’essuie les mains en venant servir quand il y a trop de monde, le coup de feu, le journal déplié devant soi, fromage et/ou dessert et reprendre le harnais, recommencer, attendre demander prendre des notes attendre demander sourire rassurer demander prendre des notes – ne pas cesser, encore et encore des croix dans des cases, des rires, des « de police ? » à la réponse pour la profession « fonctionnaire », ou ensuite « pas du fisc quand même » en riant, et la réponse « pénitentiaire » ou « militaire », continuer par « et votre grade s’il vous plaît ? » puisque ce n’est pas la même case – et encore ensuite – relire cocher renseigner inclure conclure interpréter terminer et puis recommencer – et recommencer encore
Quelle bifurcation choisir ? Que garder que jeter ? La disparition, la façon d’oublier, la métempsychose, le regard des amis, les enfants à naître – les films, les livres ? – des enfants il n’en était pas question – la régularité des choses, la latence l’oubli la nécessité, ce qui se rapproche le plus de soi, ce qu’on voudrait laisser de côté mais non, on ne peut pas – on avance encore un peu on cherche on se retourne : personne – il y en a partout, l’incendie, la mort des proches, les nouveaux travaux, les mails en spam, les erreurs de jugement, les interrogations – les mensonges (omission, religion, statistique : les trois ordres) mais c’est mieux croit-on oublier laisser infuser avancer continuer
Attends un peu je recommence
Le travail comme l’écriture (je devrais écrire l’inverse), c’est cette routine, aligner les mots les lettres, une intrigue, une histoire, quelque chose à faire avancer, donner quelques clés narration diégétique, et avancer, continuer avec par exemple ce type (ils devaient être deux) qui un matin ou un soir, tôt, tard, attend dans un parking de l’avenue Foch que la Renault trente une voiture de père de famille se gare, et monte à l’arrière (l’autre est à l’avant, sur le siège passager et à la place du mort), trois ou quatre balles dans la nuque de ce producteur de cinéma directeur de l’agence de casting la plus courue du cinéma français quand même, converti à l’extrême gauche sans doute, offrant une salle de cinéma, une maison d’édition, des choses et d’autres par goût, appétence, conviction ou amitié, ce type à l’arrière de la voiture (l’odeur de poudre, l’odeur du sang) qui ramasse les deux ou trois douilles, et en laisse une bien en évidence debout sur son culot sur la plage arrière de la voiture, pour marquer le signe du contrat effectué dans les règles – ce type ou peut-être aussi bien cette femme – jamais retrouvé.e, crime resté impuni comme dit la vulgate comme si la punition devait exister, était un droit un devoir une obligation, mais non, impuni comme ces crimes de guerre, ces escroqueries commises du bon côté, ces élections remportées sans électeurs
Sans électronique, j’ai tout perdu – la régularité, la fréquence, le fil, le jeu – tout est perdu mais reviendra pour être à nouveau perdu – à nouveau recommencer : énoncer le dispositif, écrire quelque chose qui se lise et se comprenne, évoquer quelques personnages, dépeindre envisager décrire, marquer et remarquer les virages, les sautes d’humeur, les brusques embardées, les accidents les imprévus les attendus stratégiques et puis laisser encore
Recommencer
continuer le samedi de la semaine
Voilà pour bien faire, il faudrait recommencer, à partir peut-être du cahier, parce que ce type avait vingt ans en s’engageant, son père avait été arrêté et conduit en métropole (comment ? comment menait-on ces types de transports ?) je crois qu’il a fait de la prison, peut-être Fresnes puis en a été écarté puis de nouveau repris, à Aubervilliers – vingt ans pour tout bagage dit la chanson – je n’en sais pas tellement plus, il faudrait que je demande à mon frère – j’ai vaguement le sentiment qu’il en sais plus que moi mais il n’habite plus ici et quand il revient (rarement en hiver) je n’ai plus la mémoire de lui poser ce genre de question on parle d’autre chose du présent d’un passé moins lointain ou de l’avenir – comment ça va sinon ? - des affaires qui nous occupent – mais celle-là, celle du vieux a été reprise, j’ai entendu parler l’auteur du livre, il disait que durant ses trois ou quatre ans d’enquête, l’histoire l’avait pris, il ne cessait d’y penser, c’était toujours là devant lui, à résoudre à comprendre à élucider tout le temps à en rêver disait-il – un réalisateur de cinéma un russe en exil a l’intention de porter le livre à l’écran – c’est égal, Aldo me tient depuis pas mal de temps, je devrais regarder, faire quelque chose, élucider comprendre résoudre, les actrices et tous les acteurs de cette affaire de mars soixante-dix-huit ont écrit des textes, publié des livres, j’en ai lu quelques uns, vu des images de Prospero, le réalisateur d’un documentaire avait un nom spécial, j’ai oublié ça reviendra – sans électronique, je te dis ça ne va pas bien mais ça m’oblige à ne pas poser d’image, un texte qui se continue comme le carnet le devrait – ici c’est en pause – des lecteurs (surtout trices) passent (on pourrait les remercier ici même, dans le texte mais ça ne se fait pas, c’est autre chose une autre part) – recommencer oui, enrichir creuser – poser une musique, c’est l’hiver il fait froid et d’autres choses arrivent – reprendre où on en était
tout à l’heure il se peut que le garagiste (il s’appelle G.) annonce que c’est irréparable (son prénom, c’est C.), « non impossible ça vaudrait trop cher pour la voiture, dans cet état-là c’est inutile » – j’attends ça ne vient pas – c’est toujours un peu le cas – pour écrire c’est-à-dire conjurer – l’écriture est-elle autre chose que conjuration ? Cette superstition.
Raconter.
Dire.
Exprimer.
Il avait été rencontrer son oncle du côté de Mulhouse – ça a déjà été écrit ici, je me souviens qu’avant d’entrer dans ce bar où ils avaient rendez-vous, il avait jeté sa cigarette dans la neige – un geste dont je me souviens comme de certains plans de films (Spencer dans Fury ou Peter Lorre dans M) : ce serait tracer les linéaments qui existent déjà (à trouver et mettre en liens) pour faire quelque chose de vraiment électronique – comme ça l’est toujours depuis des années, les reprendre et les développer, voir ce qui s’en échappe
c’était le soir en revenant du repas avec les belllilois et la doubleuse-traductrice, le portable – le nino – s’est égaré perdu à jamais avec son dos bleu, acheté avant les vacances (grandes et dernières) ou juste après le voyage de retour et le ciel qui se couche vers l’Italie du sud, le vent toujours frais en mer, juste après et le train tout au long de la côte de l’Adriatique italienne – le vendeur fermé quelques jours après le quinze août – et maintenant sur le chemin quelques coups frappés sur la caisse, un roulement de trois cent mille kilomètres qui s’effiloche et ne veut plus tourner – j’avais cru au deuil de la voiture, mais non, le verre marqué Amitié cassé pourtant (ici une image – mais non, il a été jeté ) - le petit livre de la moto Lame de feu où on ne sait pas les derniers mots du mort : il me confiera les derniers mots prononcés par Claude écrit-elle – et en première page cette citation de Patrick Autréaux Écrire c’est être conduit où on ne voudrait pas aller – où on voudrait ne pas aller peut-être plus – le film avec ces photos de famille et les seules traces qui nous restent d’elles et eux et les larmes de les revoir presque vivant.es après tout (La famille Asada) -
ce même jour : et si l'écriture était une activité parallèle plutôt que principale ?
Voyage au long cours, ne pas savoir ce qui va passer, ce qui sera oublié ou restera, et comme (je crois l’avoir remarqué) souvent dans vos textes les chansons et la musique sont là, vecteurs immédiats d’émotions et de souvenirs. merci.
(ps: le lien vers la bio ne semble plus actif?)
Merci à vous, Isabelle (le lien ne marche pas mais en le copiant et le collant etc…)
ne pouvoir commenter, comment le faire, ça brasse trop, avoir reconnu des moments proches, avoir reconnu des moments entendus
avoir cru ne pas s’être perdue tout à fait
dire merci
mais merci à vous Brigitte – tellement
merci! Je suis emportée très loin de la proposition 6 qui me panne, mais merci pour le souffle
oui je dois dire que question consigne je suis un peu éloigné-bah… Merci à vous Lisa – bonne suite…
superbe texte, du souffle oui
merci Françoise
oui quel souffle, emportée moi aussi
tant mieux ? … merci à vous Muriel
Embarquement immédiat par le « ça » et constat de comme il touche à l’universel. Arrivée du « je », puis du « je recommence ». On ne se lasse pas, on avance avec, on recommence avec. Merci, Piero.
content que ça te plaise, Anne – merci à toi