C’est une tour ronde. Une tour ronde plantée dans la mer agitée. Une tour ronde plantée dans la mer agitée qui semble attendre. Elle rêve. Puisqu’elle rêve elle doit y entrer. À chaque étage l’accueille une poignée de femmes d’une autre époque. Quelque part, une table massive en bois brut. Elle s’assoit. Les unes après les autres elles s’assoient en face d’elle, attrapent le récit qui chante dans les courants d’air. C’est un rêve sec, un rêve important, un rêve-contact dit-on. Leurs bijoux font des cliquetis, leur peau ridée sent l’eau de Cologne, leurs cheveux sont soyeux. Les nappes de paroles ne cessent pas. Elle se souviendra longtemps de ce bourdon qui n’est pas une langue, à peine une musique.
Loin
Loin les façades de Budapest loin le soleil sur l’épouse molle du crapaud loin le temps d’avant les départs loin le Popocatepetl le Titicaca le Vésuve et Grenade et l’appel des singes hurleurs juste avant le bateau tout ce sel loin sur les fronts gelés la gorge chaude à Bordeaux à Brooklyn quand tes yeux disent loin votre grange à El Alberto sa montagne de maïs les quesadillas rellenas de chimoles que les chiens mangent en secret loin les ruines d’Aragon les fourmis dans les chaussures les odeurs d’Ispahan les cachettes de Yazd où voilée je fume la fatigue et ce goût de voyage dans la bouche aux frontières interminables leur brouillard d’aube loin Irun loin Port-Bou loin Tatvan sur les sièges froids tu me tends une poignée de cacahouètes tandis que les cavaliers ocres traversent la colline loin les nuits aux langues incomprises où chantent les néons de Plattsburgh où la poitrine a froid sous l’oeil des tamponneurs loin Lisbonne loin Cholula loin le fleuve ses crocodiles par paquets bruns de cauchemar loin les ciels longtemps regardés parce qu’il n’y a rien d’autre à faire
Et la nuit
Sous un pont j’ai presque froid au-dessus d’un désert la brise percute mon visage dans la forêt la nuit m’empêche d’avancer sur un marché je vois son ombre en Russie des morceaux de ville fracturent le rivage dans l’eau brûlante les requins guettent entre deux villes noires laquelle choisir sur la plus longue route d’Amérique le paysage est invisible dans un château en Suède je rencontre des fantômes dans un monastère en Provence je lis mon histoire
Dans la tour ronde agitée par la mer, la femme aux yeux gris semble commander les autres. Elle déplie sur la table une carte du Mexique.
— En supposant qu’il y ait un début avant la fin, tout commence par une carte et un portrait.
Sur la carte, elle pose la photo d’un homme rose à casquette blanche. Pris en plongée, il porte un tee-shirt jaune avec une inscription noire « Budapest Tech ». Autour de lui, le vert d’un gazon, quelques pierres.
— Ce jour-là tu ne photographies pas la pyramide mais les gens qui la visitent; les mêmes shorts, les mêmes chapeaux, les mêmes appareils autour du cou, les mêmes livres dans la main, le tout circulant par paquets dans les espaces rincés, essorés, froissés, bouchés. Soudain tu remarques en riant que tu vis parmi ces humains. Dans leurs décors et dans leurs récits.
Elle place sur la table des centaines d’images; des gens photographient d’autres gens, ou errent près des monuments célèbres, de Strasbourg à Istanbul.
Qui vive
plus rien n’a de nom les mots se décollent de la matière le monde se sépare de lui même il tourne déjà sa propre langue j’allume la lumière caresse mes listes grignotées par le jaune de la terre le pâle des cactus la douceur des canyons le silence des réponses et le rythme des vents je dois me taire je sais que toutes les images me tiennent dans l’attente de leur délitement je sais que c’est à ça que servent les images je sais ce que je vais apprendre mais je ne sais pas ce que je vais savoir demain mes pauvres idées seront noyées demain ma peau mon nez mes cheveux ma taille seront scrutés je me prépare déjà à ma propre étrangeté j’ai senti l’autre rentrer j’ai senti sa solitude changer mon poids j’ai senti sa route creuser mon qui vive et je la vois pour la première fois sillonner les ténèbres avaler ma nuit j’ai peur je suis ravie j’ai peur je suis ravie ce n’est pas moi c’est moi le voyage déjà siphonne vide embraye tend élance fabrique les ailes d’une autre demain le monde aura tourné dans mon lit
Qui vive
elle entend presque mon appel depuis la nuit d’avant que le monde ne se retourne comme un gant depuis la nuit d’avant les mots sur les surfaces depuis la nuit d’avant Jesus elle se tient avec moi sur le qui vive elle verra demain le rivage de sable qu’ils ont baptisé ce matin elle verra demain le bras d’océan et les yeux d’’île et les nuées de moustiques et le volcan qui sait tout et la route encombrée de montagnes qu’ils pénètreront demain avec le reste et moi bien sûr je la tiens tout près dans son dernier sommeil mon dernier sommeil peuplé de réponses à des questions inconnues je plonge dans le maïs je plonge dans ma mère je plonge dans mon nom dans les nuits qui ne cesseront pas d’être des nuits dans le vent qui soulèvera nos cheveux dans le feu qui nettoie et le sable et les crabes et la crasse et la mort qui nous visitera en rêve sous la forme d’un pélican au sexe gigantesque demain sa solitude sera plus épaisse que n’importe quel mot
Dans la tour ronde balayée par le vent, une épaisse femme reprend le récit. Ses cheveux blancs sont tirés, ses yeux sont verts, sa bouche est vide, elle regarde au large.
— En supposant qu’il y a plusieurs débuts et plusieurs fins, tout commence à Vera Cruz.
Elle pose sur la table des livres, un portrait miniature de Hernan Cortez.
—Ça explose. Ce n’est plus seulement la terre qui est rincée, essorée, froissée, bouchée. Ce sont les femmes, ce sont les enfants, c’est tout ce qui respire. Voilà qu’ils sortent dans la nuit, suffocants, de tes livres, des plis de l’Histoire. Un beau matin tu surprends quelques personnages endormis dans ton lit, accrochés à ton écriture par leur silence. Tu refuses de réveiller ces grands thèmes, d’autres le font partout.
(et mieux)
le jour a changé
l’avion a caressé le globe à contresens on m’avait dit méfie-toi ne demande rien méfie toi des forces de l’ordre des chauffeurs de taxis des gens qui veulent t’aider on m’avait dit fais gaffe à ton matos à ton sac fonce le mettre à l’abris tu respireras plus tard on m’avait dit attend pour t’abandonner alors je file droit je ferme mon visage et fonce comme si j’habitais dans cette immense cuvette de pierres humides je décide que rien ne m’éblouit je joue à connaitre déjà le noms des places les arrêts de bus déjà le tempo des corps des gestes des démarches déjà la pudeur des regards la musique de la langue que j’imite mais l’oeil est surpris malgré moi je capture par éclairs les hommes en rang qui attendent en fumant les montagnes de soda les plis luisants d’un poignet la torsion d’un magnolia la figure d’un enfant pendant que je dégringole poings serrés dans la ville inconnue
débarquons enfin
à la frontière du premier cercle où il a planté hier une croix gobons en souriant nuages de moustiques fruits démoniaques échangeons porcs contre paquets d’esclaves poules étranges lézards énormes apprenons merci dans cette langue absurde baptisons les femmes et les porteurs alignés soudain l’oeil de ma monture la traverse elle a peur sa peau est huilée ses mains sont longues ses ongles ronds elle entend peut-être chanter le sable dans ma barbe c’est elle que je veux et je l’appelle Beatriz
La tour ronde est une île. Une autre femme a pris la parole. Elle dégage une odeur âcre de raisin, approche son haleine.
— En supposant que le début poursuive la fin, tu as toujours vécu au Mexique. Maintenant, tu arrêtes de te demander pourquoi.
On n’échappe pas aux ponts
Non loin de la frontière, on pend les gens sous les ponts.
À Monterrey, il est fréquent de croiser trois, quelquefois quatre pendus s’il est moins de huit heures. Et plus l’endroit est fréquenté, incontournable, plus les chances sont accrues. La méthode est connue ; on vous kidnappe puis vos proches reçoivent une demande de rançon – qu’ils la payent ou non, votre sort est écrit : pendu. Les rares rescapés deviennent maires ou sénateurs.
Les futurs pendus sont choisis au détail : la coupe démodée d’une veste, un chignon mal ajusté, quelques saletés dans les yeux, un sourire trop blanc. À peine la raison du rapt est-elle connue qu’elle a déjà changé, mais dans le doute, on fait attention à sa mine, à sa mise; les passants sont impeccables. On en voit peu cependant, et certains sont si véloces qu’on les distingue à demi.
La peur des ponts, douloureuse, vous incite à manger à toute heure, gras, sucré, piquant, pour distraire à la fois les idées et sens. Des petites cuisines mobiles, colorées, aux odeurs enivrantes sont postées un peu partout à cet effet. Un pont, un pendu et hop! Elles apparaissent, vous réconfortent avec un encas presque gratuit, tendre, chaud, pétillant qui s’avale tout seul et creuse l’estomac. Vous pleurez, vous en redemandez, vous êtes foutus.
Et lorsque vous comprenez qu’on ne quitte la ville qu’à la condition de ne plus avoir peur, il est déjà trop tard.
Innocent, imbécile, vous espérez au début que la peur est domptable ; vous tentez le passage en empruntant les ruelles, les toits, vous rasez les murs, évitez les centres commerciaux et soudain malgré vous, vous levez les yeux. Il suffit d’une poussière. La surprise vous étrangle. Vous maudissez vos pupilles. Vous saisissez ce que tout le monde sait ici : on n’échappe pas aux ponts.
Autrefois on se perçait les yeux. Le geste est aujourd’hui interdit par la loi, passible de lourdes peines.
Les citoyens les plus aisés achètent les services de coaches réputés (qu’on appelle depuis peu chamanes), poignées de centenaires aux seins jaunes qui sortent du désert la nuit venue. Au moyen d’amulettes, d’oeufs, de champignons spéciaux et en échange d’une grosse somme en liquide, elles vous enseignent l’art de ranger la peur dans une cavité méconnue, tout près des intestins.
Les plus démunis quant à eux se résignent, apprennent à s’effacer, à effacer les ponts. À force de négocier avec la peur, la plupart deviennent kidnappeurs.
Seuls les enfants échappent à la peur. Il n’est pas rare de les voir jouer à la marelle ou à la marchande sous un pendu. Et puisqu’ils n’ont pas envie de partir, c’est parmi eux qu’on embauche les douaniers. L’adulte qui enjambe la frontière un tant soit peu apeuré se fera donc tirer comme un lapin par une nuée d’enfants aux yeux noirs. Vidés de tout, ils élimineraient père et mère.
On s’habitue peu à peu à leurs rires tonitruants qui résonnent jusqu’à la vieille ville, au petit matin.
Dans la tour elles tournoient toutes, dansées par les courants d’airs. Elle ose une question.
— Pourquoi lorsque je dis « je suis allée en Iran » j’ai du mal à me croire? Pourquoi cette impression de n’avoir rien vu?
— C’est toi qui a été vue en Iran. Si tu avais fait un film, comme dans ce village au Mexique, tu aurais vu quelque chose.
Quelques points presque solides
Un souk
Passé la frontière tee-shirt sur la tête. Je suis déjà trop regardée. Choisir un tissus qui ne glisse pas. Ma main caresse presque toutes les étoffes pendant qu’à l’autre bout tu achètes un pantalon vert. Il faudra trouver des alliances factices.
Un lit double
Nous sommes tout près du début. Les lits sont encore assez grands pour deux, notre sueur a déjà cette odeur d’épices braisées. Plus tu t’enfonceras dans les terres, plus les lits rétréciront. Les yeux se colleront à ta peau, tu seras dessaisi d’une part de toi que tu peineras à nommer.
Un mur
Ici les rues sont faites pour passer. Les gens courent vers quatre murs. Les rues sont en apnée, c’est dedans qu’ils respirent. Touriste, tu cherches à voir. Par hasard, tu croises une vue. Il n’y a pas de banc, il n’y a rien qui oriente et cadre ton regard. Alors tu t’appuies contre ce vague mur pour avoir en face le ciel jaune, le minaret, la montagne.
Un mausolée
À Téhéran, ils passent, se cachent, transpirent, respirent d’épices en pots d’échappements, s’engouffrent dans les cavités depuis les aisselles poivrées, s’y perdent, retrouvent le noir profond des yeux, des drapés, paquets noirs de femmes, un jour ils descendent pallier après pallier vers le métro carrelé, impeccable, frais, perdent cette fois les odeurs du plein jour, filent, ils veulent voir le mausolée de l’Imam Khomeini, loin vers le sud, vers le sec, arrêt Haram-e-Motahar, ils remontent vers la lumière, voient ce bourgeon dans le Tartare, on les fouille, on les sépare, ils sont pieds nus, elle est drapée, ne peut tout voir, arrache ses pensées au silence, aux yeux des paquets noirs sur les tapis, femmes chuchotantes perçant la totalité de ses plis, insupportables regards, elle fond dans la tombe où règne une épaisseur inconnue, une angoisse tranquille, elle chute un peu, par étapes, petites, toutes petites chutes imperceptibles qui refroidissent ses pieds, bientôt elle ne les sens plus, elle se déplace en boule, paquet ficelé dans un drap, tout près du centre où rien ne bouge.
Un portrait
Sur la façade, un visage de douze étage. Sa barbe est fournie, il devise les avenues comme un père. Tu t’amuses à en trouver d’autres. La ville en regorge, les pères veillent jusque dans la nuit.
Un bus de jour
La vue c’est toi. Je me noie dans un ban d’yeux cerclés de noir au fond du bus, nous te regardons plisser les tiens, rieurs et bleus parmi les barbes. Tu me souris, elles me regardent. Ici les yeux font corps, ils sont ventre, ils sont intestins, ils sont jambes agiles, épaules douces, tétons. Tu es fatigué.
Un bus de nuit
En file indienne les aisselles chargées de sumac, de safran, de cumin s’agitent sous une valse d’étoffes ocres, brunes, kakis, noires, noires, noires, l’autocar tangue et s’affaisse, derrière leurs barbes les hommes encombrés de sacs plastiques débordent de roses sèches, de riz, de sourcils froncés, les yeux des femmes observent sans regarder, voient tout, celle-ci se plisse sur le large siège moelleux, ses gestes ronds présagent un corps doux, elle abaisse son dossier, ajuste le tissus sur son front, murmure à l’époux quelques paroles atones, caresse d’un clignement sec l’homme blanc à sa droite, entend peut-être le ronron du moteur déposer sous ses yeux bleus une nappe musicale à pente mineure alors que le ciel pourpre attrape enfin le violet de la nuit et que le véhicule entame sa course rocailleuse vers Ispahan, les paupières se ferment sous les tissus serrés, personne ne regarde le film sur le petit écran pendu, une femme aux yeux brillants y trouve le temps de pleurer puis la nuit tamise l’habitacle, éteint les voix, referme les sacs, elle est lourde lorsque l’engin se gare en zone obscure où quelques baraques semblent attendre, le ciel montre ses étoiles en silence, soudain les hurlements de chiens et de justiciers à kalachnikovs percent l’autocar, vident les regards de ses passagers qui sortent rigides rangés par sexe, paquets d’hommes fondant dans le noir, femmes drapées rejoignant une file insensée où la jeune étrangère prête à mourir les suit, cherche en vain des regards apaisants jusqu’au face à face avec la longue militaire qui feuillette son passeport en riant avant d’enfiler un gant destiné à celles qui n’osent pas pleurer en rejoignant l’attente infinie des hommes et de l’autocar flairés au loin de fond en comble, puis les chairs bousculées des deux sexes s’y retrouvent, étreintes immobiles bouches sèches qui ne sentent pas l’engin se remettre à rouler tout droit vers l’invraisemblable beauté de l’aube sur le désert blanc.
Un drap bleu ciel
Tu te souviendras de la mosquée d’Ispahan, du drap bleu dont je dois m’envelopper jusqu’aux pieds pour entrer. Nous commençons à peine à trouver notre respiration dans l’articulation de ce monde — se cacher pour voir.
Un hôtel
Tu dors dans la chambre soviétique, le muezzin épaissit l’air du matin. La fin est proche. Je voudrais écrire quelque chose qui ne tourne pas autour du noeud d’yeux qui m’enserre, qui s’interpose et gagne à chaque fois. Je voudrais sortir et fumer sans qu’on me regarde. Je voudrais qu’on m’oublie. Le gérant derrière son guichet rouge me souhaite le bonjour avec un mot farsi qui dit — « en espérant que la nuit ne fut pas trop mauvaise ».