Lorsque je suis sorti de l’aéroport de New-York, Esther m’attendait. Lorsque je suis sorti de l’aéroport, Esther n’était pas là. Réalité et uchronie.
… et toujours Esther me retenait, je ne pouvais repartir. Le premier matin, je vois Greenwich et je me dis que New-York est notre ville. Que j’apprendrai l’anglais. Je saurai me fondre dans la ville, d’ailleurs j’ai commencé. Malgré le froid, je sens fondre mon cerveau. J’apprendrai.
Les New-Yorkais sont des enfants qui jouent dans un bac à sable. Je suis un chien qui veux les rejoindre mais on ne me laisse pas faire. On me parle, on m’invective dans une langue que je ne comprends pas. Je veux devenir un petit garçon pour rester avec Esther.
Il fallait qu’elle soit là, juste à côté de moi, pour que je trouve le courage de grandir à l’envers, redevenir un enfant. Elle ne lâche pas ma main, elle ne veut pas me perdre. Je ne lâche pas sa main, je ne veux pas nous perdre.
… et toujours Esther me retenait, je ne pouvais repartir. Lorsque nous marchons sur le large trottoir de la 5ème avenue entre les buildings qui nous écrasent, je me dis que je survivrai. Je ne serai pas celui qui meurt écrasé sous les décombres. La ville ne m’engloutira pas. Je survivrai.
Les New-Yorkais sont des adolescents insupportables. Ils cassent tout ce qu’on leur donne, ils mesurent leur monde avec des dollars. Je n’en ai pas beaucoup en poche, de ces billets verts qu’on m’interdit encore de gagner. D’ailleurs comment ? Esther est une danseuse, je suis un étranger.
Il fallait qu’elle soit là pour que moi aussi j’y sois. Suivre la belle étoile, faire un saut d’océan, entrechats, fouetté, saut de biche. Demandez donc à un chien de danser un quadrille, un menuet, un ballet. Je resterai pour Esther, l’hiver un jour s’arrêtera.
… et toujours Esther me retenait, je ne pouvais repartir. En regardant le lac gelé de Central Park, je me dis qu’un jour j’oserai marcher sur cette glace sans craindre qu’elle ne cède. Malgré les panneaux d’interdiction, malgré les policiers à cheval. Malgré Esther qui me tient la main. J’oserai.
Les New-Yorkais sont des vieux grincheux qui croient diriger le monde. Ils n’écoutent pas, ils se foutent de tout. En vérité, ils avancent à vue et ne se soucient de rien qui les entoure. Tu es qui, petit chien ? Esther est à nous, elle est danseuse. Tu n’es qu’un petit animal, inoffensif.
Il fallait que nous nous plaisions pour être ainsi aveugles, croire aux contes, s’enivrer d’un regard. De tant d’infirmités nous étions accablés qu’un brouillard aussi épais nous recouvrait et nous n’avions pas besoin de couteau pour le découper. Juste, on aimait.
De la rue, j’entends sourdre la fureur inquiétante qu’on promet aux amants qui vieilliront ici. De ceux qui, d’un retour impossible en ont fait une chance.
… et toujours Esther me retenait, je ne pouvais repartir. Même si elle n’était plus, même si je l’avais perdue, je la retrouverai. Dans la chambre de l’hôtel blafard, quand clignotent les lumières rouges, mes paupières saignent de rage et de peur. Je ne sais pas comment, je la retrouverai.
Les New-Yorkais sont des animaux féroces, la ville est une jungle. Des arbres comme des gratte-ciels, des bouches d’égout fumantes comme des volcans. Et un félin aux griffes acérées, au coin de la rue. Un couteau aiguisé, un poinçon, un tesson. Je regarde et j’avance, oui j’avance.
Il fallait que le concierge de l’hôtel me prenne sous son aile pour m’apprendre la vie sauvage, ses codes, ses rituels. Me dire à quelle heure rentrer pour éviter la rixe, le coup de surin, le fil du rasoir. Et je rentrais, épuisé d’avoir couru toutes les rues et les avenues à chercher Esther.
… et toujours Esther me retenait, je ne pouvais repartir. J’allais la retrouver, c’était un devoir. J’étais venu pour elle mais sans le savoir, son visage lentement disparaissait dans le noir. Une semaine et je parlais américain, le parler de la rue, brutal, violent et cru. Je me transformais.
Les New-Yorkais sont des animaux dociles, ils craignent les plus forts. Je devenais un tigre, un singe, un serpent parfois même. J’apprenais la ville, j’apprenais à la vivre. Elle n’était plus des rues et des avenues, elle était moi et mon coeur et mon sang. Et Esther que j’avais perdue.
Il fallait que les putes de l’hotel voient en moi un ami, un parent, un frère. Elles m’aidaient à la chercher, celle dont le visage lentement disparaissait. Elles m’aidaient, m’épaulaient jusqu’au moment où elles me disaient, tu devrais l’oublier. Mais moi, je combattais. Esther était là, elle m’attendait.
… et toujours Esther me retenait, je ne pouvais repartir. Même si avec le temps elle n’était plus qu’un écho. Un mois, puis deux puis trois, je me retrouvais derrière le guichet de l’hôtel, j’arrangeais le patron qui m’avait à la bonne, j’attendrissais les dames avec mon histoire. J’étais.
Les New-Yorkais, il y en a de toutes sortes. Des Batman, des moutons de Gotham mais presque tout le temps, ils parcourent la ville et ils cherchent. Au début, une Esther, une danseuse, une fille rencontrée. Et puis ils l’oublient mais ils continuent à chercher. Une idée d’Esther dans la rue.
Il fallait que je devienne le concierge d’un hôtel de passe, vers Madison et la 6ème avenue, pas loin de Broadway, ses chanteurs, ses danseuses. Je rencontre les paumés et les aide à trouver. Mais surtout, je les aide à oublier.
De la rue, je ne vois rien d’autre qu’impossible oublié. Esther un jour je te retrouverai et nous reprendrons notre vie là où elle s’était arrêtée.
Photo by Sarah Pflug Creative Commons
c’est beau cette plongée dans New-York et le parlé « brutal et cru », avec Esther évanouie comme un rêve, envers du rêve?
Merci Isabelle. Envers ou endroit du rêve, je ne sais plus trop.
Esther ( j’aime tellement ce prénom) l’aperçue disparue qui fait voler la ville en éclats… beau et entraînant leit- motiv d’Esther . Merci Jean-Luc
beaucoup aimé cette litanie, excellent procédé pour nous entraîner dans le récit avec ce prénom et ce verbe qui nous retient par la manche…
alors on continue…
beaucoup aimé… et sans complaisance…
aux états, la carte a la même couleur que les billets pour les étrangers – et ce vert qui rime avec Esther – on préférerait ne pas mais on y va et on plonge – beaucoup aimé aussi
quelle est belle cette Esther, quelle est belle la litanie amplifiée
….et la consigne devient évidente à te lire, merci Jean-Luc et bravo pour cette plongée