Regarder la ville à travers le hublot de l’avion. La nuit vient de tomber, les lumières des lampadaires sur les grandes axes routiers dessinent un réseau de veines jaunes sur la peau de l’ailleurs. En bas, tout paraît si petit et fragile. J’ai envie de prendre ces voitures miniatures avec mes doigts et de les lancer les unes contre les autres pour provoquer des accidents. Tout est si net malgré le bruit assourdissant des réacteurs de l’avion. Je distingue le mouvement, lent et silencieux, je ne distingue pas la vie. Ces images vues du ciel grandissent petit à petit jusqu’à ce qu’elles disparaissent subitement pour laisser places aux feux multicolores qui délimitent la piste d’atterrissage. Lentement, mon regard s’horizontalise, je ne plonge plus vers l’ailleurs, je m’y glisse.
Tomber du ciel en plein coeur de l’ailleurs. L’avion est traitre, il efface le temps et les distances, il comprime le monde et les territoires, il dilue les cultures et les langues. Un ami américain m’a raconté une légende familiale, de ces histoires dont on ne sait pas trop si elles sont vrais mais que le seul désir d’y croire fait exister. Son grand-père français a émigré aux Etats-Unis au début des années vingt après être ressorti vivant des tranchées du Chemin des Dames. Sa façon à lui de tourner le dos au cauchemar qui l’a habité jusqu’à son dernier souffle. Ce vieil homme racontait que la traversée de l’océan en paquebot avait duré sept jours et que c’était le temps qu’il fallait pour quitter un pays et se préparer à arriver dans un autre. Le débarquement à Ellis Island, ce devait être autre chose que sortir de JFK. J’aurais aimé vivre ça.
Se confronter aux personnages des séries télés. J’ai vingt ans et une tignasse à faire pleurer les Jackson Five. Avec la fiche de renseignements distribuée dans l’avion que j’ai consciencieusement remplie, je me présente au policier derrière son guichet et confirme que je ne suis pas communiste, ni anarchiste, et qu’en l’état actuel, je ne suis sous l’emprise d’aucune drogue. Le policier me regarde de travers, je ne sais pas encore que les gens qui portent un uniforme ne savent pas regarder droit. Il ressemble aux policiers que je croisais sur l’écran de la télévision de ma grand-mère le samedi après-midi. Il regarde à nouveau la fiche et me baragouine un truc que je comprends pas. Il répète et je ne re-comprends pas. Alors, il quitte son guichet et me conduit dans une salle vitrée. Il me fait signe de m’asseoir à une table, me pose le formulaire devant les yeux et me donne un stylo. Après plusieurs minutes, je comprends : il veut que j’inscrive l’adresse où je vais loger à New-York. Je souris, je dis que je ne sais pas. Il ne sourit pas, il dit qu’il lui faut une adresse. Sur la table traine un magazine. Devant ses yeux, je l’ouvre et je recopie la première adresse que je trouve, sous la publicité d’un coiffeur. Le policier prend ma fiche, me regarde, moi et la boule de cheveux que je porte sur la tête, et me dit : « Okay ». C’est le premier mot américain que je comprends.
Apprivoiser l’étranger le plus rapidement possible. Même si, lorsqu’on rejoint l’ailleurs, on devient l’étranger. Il faut vite comprendre qu’un pays étranger est un endroit où l’on est l’étranger. Même en situation légale. J’ai quitté ma petite chambre universitaire autour de laquelle gravitait mon univers et je me retrouve après quelques heures d’avion dans un monde mystérieux où je suis satellisé loin de l’épicentre. Où il me faut faire l’effort de nager dans des courants inconnus et dans des logiques parfois improbables. L’aéroport John Fitzgerald Kennedy, JFK pour les habitués, est un ensemble de bâtiments construits en corolle à la périphérie desquels les avions se rangent sous l’étendard de leur compagnie. Ce qui veut dire que lorsqu’on vient chercher quelqu’un, il faut mieux connaître le nom de la compagnie que la seule heure d’arrivée de l’avion. Esther ne savait pas que je voyageais sur la United Airlines en provenance de Bruxelles. Après avoir satisfait aux formalités douanières et policières, après avoir récupéré mon sac à dos sur le tapis roulant des bagages, je franchis le point de non retour par une épaisse porte vitrée automatique. Des dizaines de paires d’yeux me scrutent, certains bras portent des pancartes avec des noms de personnes, parfois d’hôtels ou de compagnies de voyages. À la recherche d’Esther, je dévisage ces inconnus jusqu’au dernier. Pas d’Esther. Ma belle danseuse m’a oublié. Je m’assois à l’écart jusqu’à ce que le hall se vide puis je décide de rejoindre Manhattan. Il doit bien y avoir un métro ou un bus. Un taxi.
Je sors de l’aéroport en suivant les indications fléchées qui me mènent au terminal des taxis. J’ai bien fait d’emporter quelques dollars en liquide. Sans Esther à mes côtés, la nuit devient lourde. Je monte dans un cab jaune et demande au chauffeur de m’amener à Manhattan dans un anglais à découper au couteau. Sur le miroir du rétroviseur intérieur, je vois les yeux du chauffeur noir se fendre en amandes. Il rit et me répond en français que c’est grand Manhattan. Alors je lui dis que je ne sais pas où aller, je lui demande s’il ne connait pas un hôtel pas trop cher dans le centre parce que j’ai une fille à retrouver dans New York. Il me demande à son tour combien d’années j’ai devant moi et sans attendre ma réponse me dit qu’il peut m’emmener à un petit hôtel pas loin de Broadway et de la 6ème avenue que tient un cousin, haïtien et francophone comme lui. Les rues de New-York brillent des lumières multicolores qui se reflètent sur la chaussée mouillée et me maquillent le visage de couleurs éphémères derrière la vitre du taxi. La fatigue m’enserre dans ses griffes et essaie de m’écraser. La ville n’est pas encore prête à s’endormir. Les larges trottoirs accueillent des gens enjoués malgré le froid. Le taxi s’arrête au coin d’une rue sombre. Je descends, récupère mon sac dans le coffre et suis le chauffeur une dizaine de mètres jusqu’à un hôtel oublié dans la pénombre signalé par une épaisse lumière rouge qui clignote quelques mots incomplets au-dessus de la porte d’entrée. Par des escaliers puant la pluie, je monte au quatrième étage et entre dans la chambre au bout du couloir. « Pour ne pas être dérangé par les clients », m’assure le concierge. Je récupère la clef, ferme la porte, pose mon sac et m’affale les bras en croix sur le lit à la propreté douteuse. Des chants de sirènes que je ne connais pas m’emportent dans un sommeil rythmé par des flashs rougeoyants intermittents.
J’ai finalement retrouvé Esther. Par hasard, elle était en train de tourner dans l’immense aéroport, d’un terminal à l’autre, et nous nous sommes retrouvés nez à nez, bouche à bouche. Elle me serre dans ses bras, autant pour manifester son sincère bonheur de me revoir que pour célébrer l’incroyable hasard qui a provoqué nos retrouvailles. Puis, elle m’emmène en me serrant fort la main pour ne pas me perdre. La compression exagérée de ma main résonne en moi comme un cri de félicité. Un bus navette, le train, puis le métro. Je suis perdu. Je suis comme un chien tenu en laisse qui traverse un monde étrange empli de pubs incompréhensibles, de bruits mystérieux, de personnes balbutiant un étrange charabia. Je suis devant la télévision de ma grand-mère. La rame de métro sursaute une dernière fois dans l’expiration grinçante d’un dernier râle. Jusqu’à l’immobile. C’est le dernier arrêt, celui qui ouvre sur l’ailleurs. La porte s’ouvre, libérant son contingent de personnes pressées dans un échange osmotique avec un autre contingent de personnes pressées qui, elles, attendent sur le quai pour entrer dans la rame. Le quai de mon ailleurs, pourtant, ressemble à tous les autres quais. La couleur du béton se conjugue à tous les temps, les nuances de gris jusqu’au plus sale, jusqu’au plus étranger. Nous sortons du métro. Les sirènes chantent dans une langue inconnue. Une bouche d’égout laisse échapper une lourde fumée blanche. Un vendeur ambulant enveloppe de papier journal un bretzel géant. Esther m’emmène dans un petit appartement qu’une amie lui a prêtée en plein coeur de Greenwich Village. C’est là que nous allons vivre, Esther et moi, nos premières nuits américaines.
Photo by: Brodie Creative Commons
Voilà ma première nuit américaine… c’est enchanteur ce dédale d’embrassements, télescopage de formes toutes découpées (filmiques), où les visions rentrent en concordance avec l’univers tactile – les escaliers puants de pluie, les images fortes et cadencées, on voyage en plein milieu, ce saisissement d’être au compte-goutte dans la narration ( ce je si transparent) au milieu d’une errance et d’une joie, double voyage qui fait levain,
et le lecteur est propulsé…