Le père et le fils
Ils sont assis, le père surtout, obligatoirement assis. Le père oublie : sommes-nous mardi ? vendredi ? le matin ? la nuit ? Le fils détourne le regard. Que lui dire, à ce père qui oublie ? Tu te souviens, la Réunion ? Le père se souvient. Alors, raconte. Les litchis, le père aime les litchis. Puis il oublie. Toi, raconte. Le fils a oublié, c’est loin, la Réunion. On a économisé longtemps, ça nous a coûté cher, on voulait partir une fois tous ensemble, c’était le dernier moment (c’est le père qui parle), alors on a tout réservé, l’avion, l’hôtel, tout. Il n’y avait pas que la Réunion (le fils cherche à faire parler le père). L’île Maurice aussi, mais la Réunion, c’est plus beau, c’est plus luxuriant (ils ont dit le mot en même temps, se sont souri). Et il y a eu aussi l’Amérique (il y a comme une question dans la voix du père). Oui, l’Amérique, dit l’enfant, bien sûr qu’il y a eu l’Amérique. Et la grange, ils en sont où ? Bientôt finie, la grange. Quand on est rentré, il a fallu longtemps avant que le chauffage (le père s’interrompt). Et l’enfant, il a vu quoi, en Amérique ? Le père a fermé les yeux. Il écoute. Le soir, quand c’est l’heure, ils l’emmènent au haut d’une tour et il tombe, le père. C’est un rêve que tu fais, dit l’enfant. Raconte, dit le père.
Nuits
Demain, la maison sera vide. Ils dorment tous, font semblant, nous dormons tous pour de faux, sauf F. qui dort pour de vrai, il dormira pour de vrai du début à la fin, F., mais nous, nous ne dormons pas, nous faisons semblant, chacun dans notre lit, nous faisons semblant de dormir pour de vrai mais demain la maison sera vide. Jamais elle n’a été vide, la maison, jamais si longtemps, est-ce qu’elle tiendra le coup ? L’oncle viendra mettre des buches. Elle aura froid, la maison, et nous serons au soleil, et déjà lui dans son lit se sent un peu coupable de la laisser seule, la maison, même s’il y aura les vaches, que l’associé s’en occupera, des vaches et le beau-frère s’occupera du feu, mais ni l’associé ni l’oncle — le beau-frère, pour lui, c’est l’oncle, pour les autres — n’habitent dans la maison, mais on a tout réservé, ça nous a coûté bien cher, c’est la première fois et la dernière qu’on part tous ensemble, il était temps, on s’est ruiné pour ça, pas tout à fait ruiné mais presque, ça compense les années où on ne partait pas, un jour au lac, un jour en montagne, une nuit en cabane, et une fois à Paris, pour la première communion d’une cousine, et le chalet à Grandvillars, seulement deux ou trois, les garçons, la première des filles, pas tous, partir tous, ça faisait trop mais cette fois c’est la dernière occasion, après ils seront trop grands, la petite a déjà un copain, elle se demande si deux semaines au soleil sans lui, elle va tenir, elle se demande s’il va lui manquer — elle se demande si pour manquer on dit manquaison ou mancuité — mais elle pense à la plage, à la chaleur, à elle en bikini au bord de la piscine et ce n’est plus son petit copain, c’est un grand type bronzé, musclé, un type de là-bas, et au début elle résiste mais le soleil, les muscles, les vacances, et elle se tourne dans son lit en se disant que non, elle ne peut pas déjà le tromper, et les garçons sont aussi dans leur lit, ils ne pensent pas à des filles, ils pensent à l’avion, à la peur quand ça décolle puis ça va, juste une montée d’adrénaline, et F., à quoi pense-t-il, F., en dormant, à quoi rêve-t-il ? Il sait qu’on part, F., et c’est tout. Et elle, elle pense à tout ce à quoi les autres ne pensent pas : les passeports, les billets, les réservations d’hôtels, la voiture à louer, les horaires, les valises, on part demain, il faut prendre l’avion à Bâle, c’est-à-dire à Mulhouse, escale à Roissy — ou Orly ? elle ne sait plus, ça l’empêche de dormir de confondre Roissy et Orly — et arrivée sur place quand ? Quasiment pas de décalage horaire, au moins ça va, et le lendemain, le programme, c’est quoi ? On improvisera, mais il faut être en forme, il faut dormir, demain est un grand jour, ils se disent tous ça, demain est un grand jour, sauf F., qui dort à poings fermés.
Cette fois, c’est décidé, il s’en va. Il va en Amérique. Demain matin, il part. Il prend le train, il prend le bateau, il va en Amérique et sa chambre ne sera plus sa chambre, il dormira ailleurs, dans une cabine, dans un hôtel — il n’a jamais dormi dans une cabine ni dans un hôtel, ni même dans un wagon-lit — il est dans sa chambre mais ce n’est déjà plus sa chambre, même si rien n’a changé, le poster avec le cheval et Marilyn Monroe, le bureau pour les devoirs, les cahiers — pas le cahier, les cahiers, le cahier restera là où il est, dans la grange — le rayon de lune à travers la fente du volet, ça aussi, ça reste, c’est la pleine lune, et quand c’est la pleine lune, il a de la peine à dormir, surtout quand c’est la pleine lune et que demain il part en Amérique et il n’en revient pas, de partir en Amérique. L’Amérique, c’était une sorte de rêve, et il se demande à quoi il rêvera, quand il y sera, en Amérique, s’il n’y a plus d’Amérique à rêver, est-ce qu’il rêvera à cette chambre ici, est-ce que le cheval, est-ce que Marilyn lui manqueront, mais des chevaux, c’en est plein, en Amérique, et Marilyn Monroe, c’est l’Amérique, toutes les femmes d’Amérique ressemblent à Marilyn, et ce sera un rêve jour et nuit si toutes les femmes ressemblent à Marilyn et peut-être bien que personne ne dort, en Amérique, jamais, mais le cheval a disparu, Marilyn a fermé les yeux, un nuage est passé devant la lune et peut-être bien qu’il serait temps de dormir. Demain est un autre jour, ils disent ça tout le temps, mais cette fois ce sera vrai : demain sera pour de vrai un autre jour, il n’arrive pas à y croire, l’enfant.
Arrivées
Luxuriant, c’est le mot qu’ils disent tous, sans trop savoir ce que c’est, luxuriant, sans trop savoir donner des noms aux arbres, et le mot qui arrive ensuite, c’est exotique, mais il faut regarder les panneaux — non, c’est Pano, witz récurent — et bien retenir comme il faut le nom de l’endroit, un nom de saint mais tous les panneaux — non, c’est … — portent des noms de saints — Saint-Denis, Saint-Paul, Saint-Pierre, Saint-Benoît, Saint-Gilles, Saint-Leu — c’est là, hôtel Iloha, il faut tourner, cesser de longer l’océan, tourner où, le conducteur panique, tourner là, il tourne, vous êtes sûrs, il a tourné, et c’est un petit chemin et les voilà devant, est-ce que c’est bien là ? Il faut marcher, c’est luxuriant, ces arbres — c’est écrit dans le prospectus — ce sont des flamboyants, c’est un nom qui leur va bien, des flamboyants, et il y a aussi, quand on monte vers le bungalow, des bananiers, mais ce ne sont pas des arbres, on ne savait pas que ça ne poussait pas sur des arbres, les bananes, même si c’est peut-être quand même un arbre, quand on est si loin de chez soi, même un arbre, on ne sait plus ce que c’est, et les filles ouvrent grand les yeux, elles ont repéré la piscine et le bar et le serveur, et les fruits, ça aussi, c’est autrement que d’habitude, des espèces de boules un peu roses — Sainte-Rose, c’est aussi le nom d’un ville, par ici, ou d’un village, c’est sur la carte, on ira voir — et ça s’appelle des litchis, ça n’a pas beaucoup de goût mais c’est bon, et il y a aussi des papayes — le witz, c’est plus Pano, c’est foufourche — et c’est bon aussi, et des mangues, on aime moins, et on défait les valises, il fait grand soleil et soudain il pleut, comme ça, sans avertir, on est arrivé jusque là et on n’en revient pas, d’être arrivé jusque là, à l’hôtel Iloha en plein de milieu de l’océan, même pas l’Atlantique, qu’on avait déjà vu, l’Océan Indien, et c’est luxuriant, elle répète que c’est luxuriant et les autres disent oui, c’est luxuriant, même si luxuriant soudain on se rend compte que c’est la luxure et que c’est mal, la luxure, et les filles n’ont d’yeux que pour le serveur du bar près de la piscine, mais elle ne savent pas quoi commander, elles ne savent ce qu’on boit, à l’hôtel Iloha, et elles ne savent pas non plus, les filles, quoi lui dire, au serveur.
Elle est là. Il l’a reconnue. C’est la même que sur la photo. Elle est là pour les accueillir tous, elle est là avec le flambeau, avec la couronne, elle est là avec le livre mais on ne peut pas encore lire ce qui est écrit sur le livre, mais il sait ce qui est écrit, c’est écrit une date, une date qu’on doit savoir par cœur quand on vient ici et il la sait par cœur, cette date, il ne sait par cœur que cette date-là, 4 juillet 1776, mais ce n’est pas tout à fait ça qui est écrit, ce qui est écrit, c’est July IV MDCCLXXVI et ça signifie qu’on est arrivé, qu’on y est, en Amérique, et cette dame, c’est la liberté, mais une liberté qui fait peur, parce que ce qu’on voit derrière, ce sont des gratte-ciel, c’est une ville immense, et on n’a jamais mis les pieds dans une ville si grande, si haute, si bruyante, parce que même de là, même pas arrivé, on entend, on devine le grondement de la ville, les voitures, les sirènes, le fracas, les cris, et on s’accroche au bastingage — le mot bastingage, c’est un mot pour voyager, comme le mot tarmac, mais sur l’eau — et on hésite, est-ce qu’on va vraiment débarquer ou est-ce qu’on fait demi-tour ? Mais on n’a pas le choix, terminus, tout le monde descend, non monsieur, vous ne pouvez pas rester, c’est un billet aller que vous avez pris, par un billet aller-retour.
Coincés
L’océan. Coincés au milieu de l’océan. Loin de tout. Le paradis sur terre, luxuriant, exotique, tropical, tout ce qu’on veut, mais loin de tout. On nous dit que ce n’est pas possible, qu’après tout ici c’est la France, mais nous ne sommes pas français, qu’on leur dit, et eux : vous parlez français, c’est tout comme. Le ventilateur tourne, on a peur qu’il nous tombe dessus. C’est mieux de rester à l’hôtel, de ne pas trop sortir, vous comprenez ? Non, nous ne comprenons pas, on n’a pas fait tous ces kilomètres pour rester à l’hôtel, on avait prévu l’ascension du volcan, le tour de l’île, le cirque de Mafate mais pas question, il faut rester ici, à l’hôtel Iloha, ce n’est pas si mal, l’hôtel Iloha, il y a la piscine, les cocktail, les serveurs baraqués, les filles seront contentes, mais des piscines, des cocktails, des baraqués, on a tout ça chez nous, mais c’est comme ça, qu’ils disent, on n’y peux rien, vous pouvez descendre à la plage, alors on descend à la plage, mais ce n’est pas une plage de sable fin comme dans l’île d’après, mais l’eau est bonne, c’est déjà ça, mais quand même, rester à l’hôtel quand on a fait un si long voyage. C’est la misère, ils nous ont dit, les gens n’en peuvent plus, la métropole les oublie, vous comprenez ? Alors couvre-feu, ils ont dit aussi, désolés, et ils l’ont l’air vraiment, désolés, et nous aussi, alors on se baigne dans la piscine, le serveur hésite laquelle draguer, on fait exploser la note de téléphone, on mange des litchis, on fait semblant qu’on aime ça, le serveur finalement s’est rabattu sur une autre, les filles font la gueule, est-ce que vous voulez encore des litchis, c’est excellent, non papa, ça n’a pas de goût, les litchis.
On n’entre pas. Pas à l’âge qu’il a. On ne fait pas demi-tour. Pas si on n’a pas de billet. On fait quoi ? Il attend : impossible arrivée, impossible retour. Rien à faire. La dame de dos ne se retourne pas, comment le pourrait-elle ? Il attend : des papiers ? Il n’y a pas pensé. Comment peut-on ne pas penser aux papiers ? Ils ne comprennent pas. Il est parti, voilà tout, il est arrivé, il n’a pas pensé aux papiers. C’est un homme très musclé qui lui parle. Il en a peur. Pourquoi n’avez-vous pas de papiers ? Il n’a pas le temps de répondre. Pourquoi êtes-vous venus ? Parce que c’est l’Amérique, a-t-il envie de répondre, mais ce n’est pas une réponse, même si c’est vrai, il est venu parce que c’est l’Amérique, pour rien d’autre, parce que l’Amérique c’est l’Amérique, mais il ne peut pas répondre ça et l’autre le regarde avec sévérité. Il y en a un deuxième, moins musclé, plus méchant, plus sournois, on dirait, avec des lunettes rondes et un carnet, et il note les réponses sur le carnet, mais comme il ne répond rien, il ne note rien, le deuxième homme — c’est quoi, un douanier, un flic, un militaire ? — combien de temps comptez-vous rester, il ne sait pas, longtemps, mais il ne sait plus, peut-être que ce serait mieux de rentrer, mais il est seul, les autres ne savent pas qu’il est parti, enfin si, ils doivent savoir, maintenant, mais il ne leur a rien dit, mais il ne peut pas répondre ça à ces types, et déjà il y a une autre question, est-ce que vous êtes un terroriste, il se demande s’il a bien entendu, est-ce qu’ils lui ont bien demandé s’il était un terroriste et il se demande ce qu’il se passerait s’il répondait oui mais personne ne répond oui à une telle question, les terroristes répondent non sinon ils loupent leur coup et ceux qui ne sont pas terroristes répondent non aussi parce que personne ne veut se faire passer pour un terroriste, surtout pas ici, surtout pas à New York, alors il répond oui, pour voir, et eux : tu te crois malin ?
Aéroports
Roissy ? Orly ? Le plus petit des deux. Un hall presque vide, des gens, peu de gens, qui mangent des sandwichs et qui attendent, et F., qui dort. Il a dormi tout du long, F., il n’a rien vu. Il s’est endormi dans les îles, il se réveillera dans la neige. Un banc de métal, grillagé, c’est tout ce qu’on a trouvé pour coucher F. mais ce n’est pas grave, il dort, il pourrait dormir n’importe où, F., mais nous, on ne dort pas, on attend, et en attendant, on ne sait pas quoi faire. On lit. On a lu déjà avant, alors on n’en peut plus de lire, on se raconte des histoires, on joue au jeu des mots, quelqu’un dit un mot et l’autre dit le mot qui lui passe par la tête et ainsi de suite, sauf que ce sont toujours les mêmes mots qui reviennent, alors on se tait, les filles ont trouvé un magazine, elles regardent les photos, ou alors on regarde passer les gens, mais il n’y a pas grand-monde, il n’y a pas tous ceux qui partaient à La Mecque, les pèlerins de l’aller, qui n’ont pas fini de tourner autour de la Kaaba, il y a des dames pressées qui trainent derrière elles des valises à roulettes et des enfants fatigués, il y a des hommes encravatés, pressés aussi, une petit mallette dans la main, qui se tiennent droit, fiers, et qui ne jettent aucun regard sur personne, des types qui vont de l’avant, les entrepreneurs de demain, qui n’ont pas une minute à perdre, et c’est tout, il n’y pas plus personne, on a regardé un peu les avions décoller mais au bout de trois ou quatre, voilà, on a lu le panneau des destinations, des noms qui font rêver, Istanbul, Copenhague, Las Palmas, Budapest, on lu en rouge les annulations, mais pas notre avion, notre avion a seulement du retard, on a entendu cette voix féminine dire les passagers à destination de Moscou et Terminal B et sont attendus et embarquement, on vu les personnels d’équipage, les stewards, les hôtesses, les pilotes, on a deviné des flirts mais on s’est peut-être trompé : le pilote et l’hôtesse ? l’hôtesse et le steward ? le pilote et le steward ? les deux hôtesses ? On a imaginé des choses en attendant et puis on a vu ce type arriver, on connaissait ce type, on l’avait vu à la télé et là, c’était lui, en vrai, et une des filles a dit : « Julien Lepers, jamais j’aurais pensé, il a les cheveux gras. »
JFK ? LaGuardia ? Le plus grand des deux. Un hall presque bondé, des gens, beaucoup de gens, qui mangent des hamburgers et qui attendent, et l’enfant, qui dort. Il a dormi tout du long, l’enfant, il n’a rien vu. Il s’est endormi dans le bus, il se réveillera dans un instant. Un banc de plastique, rouge, c’est tout ce qu’on a trouvé pour coucher l’enfant mais ce n’est pas grave, il dort, il pourrait dormir n’importe où, l’enfant, mais autour, on ne dort pas, on attend, et en attendant, on court. On achète. On a acheté déjà avant, alors on n’en peut plus d’acheter, on se raconte des histoires, on joue au jeu des mots, quelqu’un dit un mot et l’autre dit le mot qui lui passe par la tête et ainsi de suite, sauf que ce sont des mots que l’enfant ne comprend pas, alors on se promène, les filles ont tourné une vidéo, elles regardent leur nombril, ou alors elles regardent passer les types, mais il y a trop de monde, il y a tous ceux qui partent au Canada, les trappeurs de caribous, qui n’ont pas fini de traquer ces pauvres bêtes, il y a des dames pressées qui traînent derrière elles des valises à roulettes et des enfants fatigués, il y a des hommes encravatés, pressés aussi, une petit mallette dans la main, qui se tiennent droit, fiers, et qui ne jettent aucun regard sur personne, des types qui vont de l’avant, les entrepreneurs de demain, qui n’ont pas une minute à perdre, et ce n’est pas tout, il y a tout un tas de monde, on a regardé un peu les avions se poser mais au bout de trois ou quatre cents, voilà, on a lu le panneau des destinations, des noms qui font rêver, Miami, Puerto Rico, Las Vegas, Chicago, on lu en rouge les annulations, mais pas notre avion, notre avion a seulement du retard, on a entendu cette voix féminine dire passengers to Dallas et Terminal B et d’autres mots qu’on ne comprend pas, on a vu les personnels d’équipage, les stewards, les hôtesses, les pilotes, on a deviné des flirts mais on s’est peut-être trompé : le pilote et l’hôtesse ? l’hôtesse et le steward ? le pilote et le steward ? les deux hôtesses ? On a imaginé des choses attendant et puis on a vu ce type arriver, on connaissait ce type, on l’avait vu à la télé et là, c’était lui, en vrai, et une des filles a dit : « Brad Pitt. » L’enfant a regardé. Ce n’était pas Brad Pitt.
Fragments de lieux
Église. La lave s’est scindée en deux devant la porte de bois. Rose encerclé de noir. Statuettes, ex-voto, couleurs, lumière. Au fond : l’océan.
Précipice. Porte ouverte sur le vide, au contour d’une longue montée. Le corps gigotant du frère, le voir en bas, fracassé, pas le vouloir, mais le voir, impossible de ne pas le voir.
Flamboyant. Sous l’arbre rouge, le petit étal du vendeur de litchis. Terre rosée. L’arbre a déteint.
Sommet. Le brouillard, la croix, un homme barbouillé de crème solaire. Sur la croix, l’altitude. Rien d’autre. Une croix de bois, un peu penchée, le sourire de ce type tout blanc.
Cimetière. Un mur : au-dessous, le parking ; au-dessus, les tombes. Des fleurs, des pierres, un cimetière ordinaire, et le monument aux morts, des noms, des dates.
Ilet-à-Cordes. La pente, raide, et ces petites maisons, tout en haut, éparpillées dans le vert, de la tôle rouillée, un chemin de terre. Les cordes qu’il fallait aux esclaves marrons pour monter là, leur trace sur la paroi.
Grotte. Désert de caillasse sèche, interminable. Mirage ? La grotte avec dedans de l’ombre, un peu, et quelques mots écrits sur ceux qui tentaient de s’échapper.
Volcan. Noirceur sur la pente nue, pierres lissées par les pieds de la file, marcheurs qui se penchent puis reculent, un reste de fumée, le bouillonnement de la cuisson.
Bungalow. Maisonnette de bois. Sur la terrasse, la main tient ferme le couteau. La mangue coupée en deux, le bord des bouches humide, les dents, riantes.
Au Moulin de Prez
Un voyage, presque. Dimanche après-midi (le matin, la messe, ce n’est pas un voyage). Le Moulin de Prez, tu te souviens ? En voiture — l’Opel rouge, la CX, la Chrysler qui chauffait dans les montées, l’Espace — jusqu’à l’orée de la forêt, champ de maïs, et le panneau orange, l’aqueduc romain, on censé voir quoi ? Un trou, des cailloux, rien, même pas une ruine, mais d’abord marcher, les trois ponts, l’Arbogne — lire Le Père Goriot les pieds dans l’eau — tu as oublié Joseph des Pilons (c’est le père qui parle), le pote qui dormait dans la brouette à la tournée du char, mais avancer, marcher encore, accélérer le pas parce qu’on a soif, on a passé le troisième pont, on est arrivé — aujourd’hui tout est à l’abandon, elle s’appelle comment déjà, la chanteuse qui a acheté ça ? (c’est le fils qui pose la question, le père n’en sait rien, il sait qu’il y a des tuyaux dans l’eau, quelque part dans l’Arbogne, derrière la boulangerie) — on y est, c’est le Moulin de Prez, ce n’est pas un moulin, c’est un mini-zoo, avec des lamas, des poneys, des chiens et ce jars qui avait pincé le cousin — en rentrant, des fois, on s’arrête chez l’oncle à moustache, on boit un verre au canal, on mange du gâteau au vin cuit — mais au Moulin de Prez, si on veut, on peut faire un tour en poney, mais on ne veut pas, on veut aller sur la terrasse où sont écrits des proverbes indiens (d’Amérique), l’eau c’est la vie, vive l’eau de vie (rien d’indien là-dedans, mais on croyait ça, quand on était petit) et on boit un sirop avec une paille et on peut voir encore d’autres animaux, au Moulin de Prez, des autruches (tu te souviens, s’il y avait des autruches, papa ?), des dindons, des chats, mais il faut déjà repartir, demain c’est l’école, on reviendra dimanche prochain s’il fait beau. On est revenu au Moulin de Prez, on y revient souvent : derrière un grillage, la maison s’écroule, c’est une ruine, le Moulin de Prez, un rien pire que l’aqueduc, un rien qu’on a connu avant qu’il soit rien, un rien avant qu’une chanteuse tombe amoureuse du lieu, l’achète, l’oublie. Le père s’en souvient, du Moulin de Prez, lui qui oublie tout. La chanteuse, non, on ne s’en souvient plus.
Reconstitutions d’Amérique
– L’enfant, l’Amérique : obsession, impossible de m’en défaire (le sparadrap du capitaine)
– Dans la tête de l’enfant (qui est cet enfant ?), le mot Mississippi, des chansons, des photos (un ranch, une pendaison, des confettis)
– Trop d’Amérique tue l’Amérique.
– Le livre caché, le rêve écrit, le rêve s’écrit, on y serait, en Amérique, au Superbowl, à Las Vegas, à la Maison Blanche, serrer la main du président (Jimmy Carter, on aimerait bien, Ronald Reagan, Franklin Delano Roosevelt) et la première dame (Michelle Obama, Laura Bush, Jackie Kennedy, sa robe encore tachée de sang).
– S’entraîner à la liste des 50 États (sans tricher) : Californie (commencer par l’essentiel), 1, Texas, 2, Floride, 3, Kentucky, 4, Mississippi, 5, Caroline du Nord, 6, Caroline du Sud, 7, Delaware, 8, Tennessee, 9, (rien de géographique dans cette liste, les laisser venir comme ils peuvent), New York (est-ce que c’est bien un État ?), 10, Washington (l’État), 11, Washington DC (un État ?), 12, Alaska, 13, Hawaï, 14, Vermont (la pleine lune, hier), 15, Nebraska, 16, Nevada, 17, Nouveau-Mexique, 18, Michigan, 19, Montana, 20, Massachussetts, 21, Kansas, 22, Dakota du Nord, 23, Dakota du Sud, 24, Alabama, 25, Ohio, 26, (l’enfant commence à peiner), Rhode Island, 27, Louisiane, 28, (lui viennent des noms canadiens, Nouveau-Brunswick, Terre-Neuve, Saskatchewan), Arkansas, 29, Colorado, 30, (il en reste 20 et plus rien ne vient), (tricher ?), Géorgie, 31, Oklahoma, 32, Wisconsin, 33, Virginie, 34, Virginie Occidentale, 35, Iowa, 36, Utah, 37, New Jersey, 38, (cette fois, il triche), Oregon, 39, Idaho, 40, Wyoming, 41, Minnesota, 42, Missouri, 43, Illinois, 44, Pennsylvanie, 45, Maine, 46, New Hampshire, 47, Maryland, 48, Connecticut, 49, Indiana, 50 (si Washington DC n’est pas un État, il en manque encore un).
Trois histoires
Michel raconte l’histoire du village noir. Il roule un peu moins vite pour qu’on regarde : village pauvre, tôles rouillées, boue. Le village noir, c’est le village des noirs, on ne s’y arrête pas. Michel roule de moins en moins vite. Le village noir est maudit. En face, c’est le village blanc, le village des blancs, mais ce n’est pas un village, ce sont des propriétés privées. Le village noir, voilà son histoire : au début, ici, ce ne sont ni des noirs ni des blancs, les noirs sont venus d’Afrique, les blancs sont venus d’Europe, il y a ceux qui sont venus d’Inde, et le village noir c’était pour les parquer, les noirs, et ils l’ont bâti comme ils ont pu, ils ont pris les restes des propriétés privées, ce que les blancs foutaient loin — il ne dit pas jetaient, Michel, il dit foutaient loin, et il grimace — et ils ont construit le village noir, mais attention, le village noir doit rester noir, on ne peut pas s’y arrêter, parce que vous êtes blancs, vous comprenez ? Michel ralentit. Le minibus est presque à l’arrêt. Il se retourne vers nous : les noirs du village noir, ce sont des cannibales. Puis il éclate de rire. Et accélère.
La dame à la guitare raconte l’histoire du bateau qui a fait naufrage, pas celui-ci, rassurez-vous, celui en-dessous, celui que vous irez voir demain, en sous-marin. La dame à la guitare raconte cette histoire en chantant. Hisse et ho, matelot, navigue, navigue, petit bateau troué prend l’eau. Elle se marre, la dame à la guitare, petit bateau prend l’eau, matelot, hisse et ho, plouf, au fond de l’eau, petit bateau, vous irez demain et vous me ramènerez le trésor, mes tout beaux, elle chante, la dame à la guitare, le trésor au fond de l’eau, hisse et ho.
F. ne raconte rien. Il s’assied par terre et il fait des gestes, il dit sur la tête, il dit dans les oreilles puis il refuse d’avancer. F., personne ne raconte son histoire, on sait qui est F., il a dormi dans l’avion, il a regardé, il a été surpris, il a eu chaud, alors que raconter ? F. est né une oreille repliée. F. a grandi, un peu. F. a tourné un papier, il a chassé les mouches, il a dormi dans l’avion et le voilà à l’autre bout du monde, sans savoir, le voilà qui a chaud, qui regarde l’océan, qui n’a pas tellement envie d’aller se baigner, qui préfère manger des litchis ou des papayes ou ce que vous voulez, parce dans l’histoire de F., manger, c’est important, et parfois F. dit je t’aime, comme ça, pour le plaisir de dire je t’aime.
Un plaisir de lire vos textes, toute une existence évoquée dans cette nuit d’avant, d’une famille, j’aime qu’on s’inquiète pour la maison et se questionner de luxuriant à luxure ( juste pour F. référence qui échappe c’est le plus probable à mon premier degré, j’ai imaginé le petit dernier ou le chat).
je peux expliquer pourquoi mais attachement immédiat à F, quelle écriture, vraiment, qui emporte, merci pour ces voyages & amorces de voyages, toujours surprise et touchée de ce que vous partagez ici
J’ai pris moi aussi beaucoup de plaisir à lire ces texte, en particulier Le père et le fils, L’Arrivée à la Réunion, et les fragments de lieux, si terribles certains.