voyages #01 | exils

Elle ne trouve pas le sommeil, elle a beau tenter de caler sa respiration sur celle de Louis elle entend son propre cœur qui bat, elle sent bien qu’il bat trop fort, tout va trop vite, le dos rompu d’avoir rangé vidé transporté empaqueté noué — elle se demande s’ils ne sont pas en train de commettre une terrible erreur, un instant même elle a pensé à fuir le départ, elle fait l’inventaire des objets qu’elle a enfermé dans les caisses, elle s’inquiète de les retrouver à l’arrivée, le maigre trousseau, quatre paires de draps, six torchons, les casseroles, les assiettes et les couverts, les vêtements d’hiver, l’inventaire de ce qu’elle abandonne, la rue Droite, la lumière du levant sur Saint Jean Baptiste, le chant des sources, ce que personne ne pourra lui voler, ses prières, la langue natale, l’amour qu’elle a pour Louis et pour les petits, le parfum des immortelles, dont elle a fait sécher une pleine poignée serrée dans un mouchoir.

La tête lourde creuse l’oreiller, le pli de la taie trace un sillon dans la joue c’est presque douloureux, demain on montera dans la CX Pallas beige, on fera combien de kilomètres, on verra combien de ciels, combien d’averses s’écouleront sur les vitres, combien de cigarettes ils fumeront devant, combien de fois le cœur soulevé, combien de chansons pour éloigner la nausée, la tête lourde, écouter la nuit pour la dernière fois, le vent dans le peuplier, les hulottes, la mer au loin — inconsolable — le frottement des draps autour du corps qui s’agite — rupture — faire mentalement le tour de la chambre sous les combles, sentir les bouclettes de la moquette sous la plante des pieds, caresser les bords arrondis du lambris, les étagères vides de la bibliothèque, prendre de grandes inspirations pour figer cette odeur d’enfance, de drap assoupli, de doigts rances de salive, disparaître, qu’on l’oublie dans la nuit, s’endormir, rêver d’une vague bien plus haute qui engloutirait la peur.

A propos de Caroline Diaz

Née un 1er janvier à Alger, enfant voyageuse malgré moi. Formée à la couleur et au motif, plusieurs participations à la revue D’ici là. Je commence à écrire en 2018 en menant un travail à partir de photographies de mon père disparu, aujourd'hui c'est un livre, Comanche. https://lesheurescreuses.net/