Dès que le temps se mettait au beau, à partir du mois de mai, le programme de dimanche changeait. Dorénavant c’était sortie piscine en famille. On préparait nos sacs à dos, maillots, serviettes, pique-nique sommaire –— petits pains au saucisson, une tomate, un abricot, et le paquet de gaufrettes Manner à l’emballage rose, on mettait chemisette, short et sandalettes aux lanières de cuir marron et on partait. Descendre les escaliers, tirer la lourde porte en bois, nous voilà dans la rue pleine de soleil. On partait à pied, en file indienne, l’aînée — c’était moi — droit devant, le frère suivant de près, puis la petite sœur assise fièrement sur les épaules du père, enfin la mère avec le bébé dans la poussette. Traverser notre rue, descendre en longeant le petit parc –– un forsythia, un saule, deux carrés de verdure et un banc pour s’asseoir – jusqu’au carrefour. Là, il y avait un arrêt du tramway T. Mais on négligeait le tramway. D’abord, il aurait fallu attendre, surtout le dimanche, ensuite, il aurait fallu changer de tram au bout de deux stations, le T faisant une courbe vers le nord, il aurait fallu monter dans le 18 qui partait vers le sud et arrivait au terminus après trois stations. On ne voyait pas bien l’économie en temps et à défaut de voiture, on aimait autant marcher à pied. On continuait donc notre trajet en traversant l’avenue au feu vert et en bifurquant ensuite vers la droite dans la Baumgasse (rue de l’arbre) sans voir un seul tronc, on passait devant le glacier à gauche qui ferait notre joie au retour, devant le restaurant à droite qui sentait le rôti de porc du dimanche, puis à gauche devant un magasin de journaux, enfin devant la bibliothèque de prêt fermée le dimanche, que je fréquentais assidûment pendant la semaine. Ensuite la Rabengasse (rue des corbeaux) où il fallait descendre quelques marches, passer sous un porche, traverser un terrain de jeux d’enfants que nous n’avions pas le droit de fréquenter sans les parents (on ne sait jamais, on ne connait personne ici !), jeter un œil aux affiches du cinéma en face, et finir sur une petite avenue (Erdbergstrasse) sillonnée de rails qui se croisaient, se recroisaient et qui menaient à la grande remise des wagons de tramways, terminus et abri pour la nuit.
Et voilà enfin le pont sur le canal du Danube qui nous mène vers les quartiers verts, une grande allée toute droite devant nous, bordée de marronniers, accompagnée d’un chemin piétonnier ombragé. Des deux côtés s’étalent les jardins ouvriers, très animés le dimanche, arrosage, grillade, nains au bonnet rouge surveillant le potager et les carrés de fleurs pleins de couleurs…De temps en temps un bruit de sabots, quand un groupe de cavaliers passe au trot sur des chevaux élégants. Quelques voitures à vitesse lente. Et nous, les grands, c’est-à-dire mon frère et moi, nous commençons à piaffer, à sautiller, à courir enfin, de loin on voit déjà le grand stade voisin, puis le guichet d’entrée à la piscine, une petite file d’attente, passage à la caisse et puis la ruée vers la piscine, douches, plongeoirs et trois bassins d’eau turquoise, fraîche, transparente, à l’odeur de chlore, cette odeur de plaisir et de vacances, tout comme peuvent l’être celle du foin ou du fumier à la campagne, et tout autour de l’herbe verte pour étaler serviettes et couvertures…