De tous les voyages faits, il faut oublier le mot voyage. Il y a l’odeur de brûlé après les incendies de Dili, le soleil torride dans un village sicilien, on peut entendre des phrases en rouge et bleu au bord de la Méditerranée. Il y a la masse hurlante de la foule sur la Puerta del Sol, à l’annonce d’une nouvelle année, le goût du rhum sur l’île de Petite Terre et la douceur des vagues à minuit sur l’Atlantique sombre. Il y a cet après-midi sur les marches de l’église de Simeon Piccolo, la silhouette de Venise renaissant par le croquis d’un promeneur tranquille. Il y a moi, cherchant de l’ombre dans une rue de La Valette. Il y a le travail silencieux des skippers avant le départ du port de Bonifacio, les galets glissants d’une plage de Croatie, le bruit de la machine à glaçons dans un hôtel américain pendant une nuit d’insomnie. Près de l’église de Saint Thomas, une passante m’a demandé si on y donnait encore des cendres, et je n’ai rien compris. Mais c’était un mercredi de février. Il y a les routes du Maine et les maisons sans personne. Il y a les portes mystérieuses de Paris que j’aimerais toujours voir ouvertes. Il y a les rues de Londres sous la pluie où j’ai marché seule. Il y une grande variété de singes au zoo de Darwin. Il y a Syracuse comme un rêve d’orient.
Il n’y aura jamais le tour du monde, ni la neige à Shanghai. Jamais la Thaïlande où l’on ne me sauvera pas la vie, ni Broken Hill et le Silverton Hotel au bord de la route poussiéreuse à l’avant-garde du désert. Il n’y aura jamais la Namibie, l’Alaska, Singapour ; il y aura peut-être Fortaleza pour les fêtes de la Saint-Jean, jamais les pays où l’on me tuerait pour une mèche de cheveux au vent, jamais les pays en guerre où je perdrais ma boussole. Il n’y aura jamais la Nouvelle Calédonie, et pourtant, j’ai failli, plus jamais les mers sans crépuscule où le ciel est l’envers. Peut-être jamais l’Irlande, mais je connais l’île Terceira, cela doit être tout comme, peut-être Cresmina, mais pas à n’importe quel moment de la journée ou de l’année ; sans doute jamais l’Uruguay, l’Argentine, Madagascar. Jamais, mais alors jamais, la Lune. Jamais Ostende.
Avant de partir
J’ai dû assainir ma haine et mon dégoût avant d’écrire ces lignes, faire le deuil de mes morts. Je vais enfin pénétrer dans ta solitude, parcourir avec toi les routes qui t’ont ouvert au monde, rencontrer par ton regard ceux qui ont croisé ton chemin, avec un frisson d’angoisse, je vais découvrir le moment où elle est entrée dans ta vie, pour son propre malheur, mais aussi pour le mien. J’ai terminé la lecture des pages que tu as laissées. J’ai rangé soigneusement tes feuilles dans le même ordre où je les avais trouvées. J’avais déjà décidé de partir. Aller sur tes pas. Comprendre ou essayer de pardonner. Je ne le sais encore. Combien d’êtres n’as-tu pas gaspillés sur ton chemin qui auraient pu te rendre heureux ? J’ai récupéré ta caravane en un piètre état, l’eau et la vase avaient gonflé l’intérieur, les meubles étaient endommagés, les appareils et les circuits électriques de même. J’ai dû jeter pas mal d’affaires qui t’appartenaient. La police m’a rendu le coffre avec tes papiers ainsi que quelques objets de valeur. J’ai vendu ces derniers pour payer les réparations. Demain je roulerai vers le nord, là où tout a commencé. J’ai hâte et en même temps je crains quelque chose que je ne sais pas définir. Un point obscur sans centre ni contours. C’est la première fois que je dessine ma vie. Kira m’accompagne, elle est là, sous la banquette, silencieuse et docile. José me l’a rendue après la mort de Marianne. Il n’a plus le cœur à s’occuper de rien, se sent emprisonné dans son existence de sédentaire, mais sans le courage de partir. Que trouverait-il dans de nouveaux voyages si ce n’est son propre chagrin ? J’ai passé avec lui les derniers jours de l’hiver, on a marché dans la campagne encore gelée, Kira à nos côtés afin qu’elle s’habitue à ma présence. Savais-tu que Marianne était peintre ? José m’a montré ses tableaux, l’un d’eux était ton portait, debout près d’un lac, regardant l’autre rive, les bras croisés, le visage serein et sans ombres. « Toujours les yeux portés sur le lointain », ai-je pensé. José a voulu me l’offrir, mais j’ai refusé. On a tellement parlé. De toi, de Marianne, de notre père, d’elle. On se téléphone souvent. Le savoir tout près à travers ce lien qui pourrait s’appeler amitié me fait du bien et je me sens moins ma solitude.
Le bruit de la machine à glaçons … le bruit de la nuit ici ou là bas .« Il y a moi « quel est ce moi du voyage (cette perception de soi ailleurs)
(Faut-il lire centres ou cendres )
Oui, cendres ! Centres serait encore plus indéchiffrable. 🙂 Merci de la correction !
Oui, ce moi est lui aussi étranger, mais peut-être que l’on ne s’en rend compte que quand le voyage est terminé. Merci Nathalie !
Merci Helena Barroso. Transcender les apparences du réel VS la fiction par l’affirmation de ce qu’il y a et de ce qu’il n’y aura jamais: quelle belle et forte idée, sans frontières. Et quelle liberté, elle nous offre. Merci Helena.
Merci Ugo ! J’ai tourné autour (non pas du monde) mais de la proposition pendant pas mal de temps. Ce temps qui rétricit et qui ne nous laisse plus tellement de choix.
Tu as raison, on a oublié les voyages, on a gardé des odeurs, des images furtives et fortes, on a gardé la mémoire de la texture de la route ou du chemin où on a marché, mais on a oublié le voyage lui-même
j’ai bien surfé avec toi d’un nom à l’autre dans ce magnifique déroulement jusqu’à Ostende… merci
Contente que tu aies aimé. J’ai failli retirer cette phrase, mais cela a été la première chose qui m’est venue à l’esprit en écoutant la proposition. En fait, il ne faut pas dénigrer ses premières intuitions ! Merci infiniment de ton retour, Françoise !
J’aime ce dépli entre réel et futurs fermés, je m’installe dans le creu de ce pli justement…
Futurs fermés est une très belle expression et elle me dit beaucoup aussi. Merci, Bruno !
Beaucoup aimé ce texte qui répond avec force, effectivement, au comment dire ce qui n’a pas eu lieu. Je cherche encore mais je me suis résolue à ne publier qu’un volet du diptyque proposé par François.
Bonjour, Roselyne et infiniment merci pour ta visite et ton retour ! Je ne sais pas si je vais garder les deux volets au long de l’atelier. D’ailleurs, en ce qui concerne les voyages réels, j’ai déjà tout épuisé dans cette proposition ! Mais plein de possibilités quant aux autres.
Très belles impressions sensibles, le goût de l’instant. Merci Héléna. Les voyages qui ne seront pas, j’aime beaucoup aussi.
Merci, Nolwenn ! C’est tout à fait cela : le goût de l’instant, mais que l’on garde précieusement après !
les saveurs, les sons, les ombres les lumières
et un refus radical » jamais les pays où l’on me tuerait pour une mèche de cheveux au vent, jamais les pays en guerre où je perdrais ma boussole »
se sentir tout proche de ce texte
merci Helena
Merci infiniment Huguette ! Très contente que cela vous ait plu et que ces refus radicaux fassent écho !