1. La nuit d’avant
Lorsqu’il s’allonge doucement sur le matelas, il a encore le goût d’orange et de fleur d’oranger dans la bouche. Il n’entend plus la poussière du boulevard dehors, il a un peu bu et il songe au désert qu’il traversera demain, il y pense sans y penser, il pense à ce que dirait la fille assis en bout de table si elle était là avec lui ce soir, la fille qui ne dit pas grand-chose mais qui orchestre les conversations comme on rassemble un troupeau avec une phrase ou deux seulement. Il faudrait qu’il commence à faire ce qu’il n’aura pas le courage de faire aux aurores quand le producteur viendra frapper à sa porte mais pour le moment il repense à cette fille, aux mots de cette fille qui s’échappent doucement de ses lèvres comme de la vapeur de thé. La nuit d’avant n’existe plus, la nuit d’avant est la même que ce soir, la nuit d’avant il la passe chez un ami, il prétexte que son appartement l’arrange parce que près de l’aéroport mais ce qui l’arrange, ce qui le rassure, c’est que quelqu’un le voit partir, il n’en parle pas à son ami parce qu’il y a un soupçon de vanité là-dedans, les départs l’inquiètent toujours un peu mais ce qui lui importe ce soir, c’est qu’on le voit partir du jour au lendemain pour le désert, il veut être ce genre de type qu’on croit connaître mais qui s’en va sans prévenir ou presque à l’autre bout du monde. Chez son ami qui n’habite pas seul, on organise un dîner. Ça lui a pris comme ça sans crier gare, il s’est mis cet ami à fréquenter des journalistes et des gens qui commentent, des gens très au fait, de jeunes gens très beaux et très au fait des choses qui se passent dans le monde, c’est l’impression qu’ils lui donnent tous quand il entre dans l’appartement avec sa grosse valise pleine de matériel. Il a déjà l’impression d’être ailleurs, d’être quelqu’un d’autre quelque part. Sa valise prend trop de place dans l’entrée mais il est le bienvenu, on lui demande où il va, et on l’adopte vite, il est déjà en train de saucer son assiette, on picore dans les conversations et une journaliste, une jeune journaliste à l’air exalté parle de l’« affaire », de ce qui fait trembler l’Amérique et le monde, et lui entend pour la première fois des noms étrange et exotique, aussi étranger pour lui que Ouarzazate ou Pontault-Combo si on ne sait les situer sur une carte, ça l’amuse beaucoup, il est un peu chez lui maintenant, il est à l’aise et il s’amuse de n’avoir jamais entendu parler de ces noms étrangers, il le dit simplement, il ne suit plus les informations depuis longtemps, il s’en étonne même, sans aucune gêne et ce n’est pas très grave parce que quelqu’un s’en charge, la journaliste, la jeune fille exaltée a l’air gêné pour lui. Il a répété qu’il ne connaissait pas ces noms, que le JulianAssange sonnait pour lui comme une marque d’après-shampoing ou comme réminiscence d’un rêve qu’on aurait tout de suite oublié, même chose pour Wikileaks et tous ces autres noms que la fille égrène un à un, chaque fois plus médusée qu’avant, tous ces noms aussi étrangers pour lui que le désert qu’il traversera dans les jours qui arrivent. Elle a du mal à s’en remettre, elle ne peut pas le concevoir mais reste professionnelle, elle veut comprendre et la discussion tourne à l’investigation, tout cela reste joyeux parce que tout le monde a beaucoup bu mais elle ne lâche rien, elle voudrait comprendre comment quelqu’un a pu vivre ces derniers jours sans savoir ce qui faisait trembler le monde.
Dans sa chambre d’hôtel, il perd un instant ce goût d’orange et de fleur d’oranger en suspendant sa langue dans sa bouche, il fait ça quand il réfléchit, la question de la fille il se la pose à peine autrement, il se demande comment il a pu partir au bout du monde sans savoir la veille encore ce qui le faisait trembler. Il faudrait qu’il règle le réveil de son téléphone, qu’il prépare ses papiers, il faudrait qu’il fasse tout ce qu’il aura la paresse de faire aux aurores mais il pense à l’autre fille, celle qui aurait sa place ici dans la chambre près du petit secrétaire en bois foncé qu’on ne remarque à cette heure-là qu’au reflet de lampe, c’est ici qu’elle serait assise la fille si elle fumait, près de la fenêtre, la fille en bout de table et dont tout le monde attend le commentaire, il pense à son regard sans humeur et à la manière dont ses cheveux retombaient sur ses épaules comme le poids du monde à porter, sans souffrance mais avec une grande fatigue, elle comprenait les gens elle a dit qu’elle comprenait les gens qui ne suivaient pas les informations, elle les comprenait, c’est vrai, c’est fatiguant tout ce bruit elle a dit, quelqu’un a débouché une autre bouteille et la conversation a glissé vers autre chose et elle aussi a glissé mais il revoit son air, la fatigue de quelqu’un qui raconte le monde sans aller le voir. Il n’y a rien d’autre que ça dans sa chambre d’hôtel, la fatigue de la fille et le goût d’orange et de fleur d’oranger qui revient avec l’image du désert, il y pense soudain au désert, il sait maintenant ce qu’il va y chercher, il sait ce qu’il va chercher pour elle dans le désert de l’Atlas, quelque chose comme le silence.
2. L’arrivée en ville
Il a roulé sa valise jusqu’au quai du E train en mesurant ses pas, le regard plongé dans la foule avec l’espoir d’apercevoir le sac vert – il avait honte de l’espérer autant et davantage encore de se sentir si soulagé en le trouvant posé plus loin, le sac de sport vert sapin que le type serrait entre ses jambes, le même type qu’il fuyait depuis Roissy, le même qui l’observait maintenant rouler sa valise jusqu’à lui avec un air contrit ; le type du sac n’a fait aucune remarque, c’était pourtant son truc de faire des phrases mais il s’est contenté de sourire, avec un air mêlé de revanche et de pitié qu’il méritait.
Le type au sac vert l’avait ferré à Roissy entre deux points de contrôle et à ses premières phrases il avait su combien il serait difficile de s’en débarrasser, il aurait voulu trouver les mots et savoir poser les limites, les gens admirables trouvent sans doute la bonne manière le faire mais lui n’était rien de tout ça et il avait choisi la fuite en profitant de la cohue du terminal pour disparaître, là derrière la première porte venue où une première vague l’a emporté. Il avait tenté de se débattre au milieu des taxis et des bus qui grouillaient, entre les serpents de routes qui sifflaient à perte de vue en entrainant leurs proies vers un seul et même endroit qu’il ne pouvait pas voir mais qu’il entendait hurler, hurler si fort que sous cette vague, il s’était noyé pour la première fois. Un ressac des voyageurs l’avait recraché à l’intérieur du terminal où il errait, hagard, en se demandant s’il était capable de vivre dans une ville qui lui faisait peur avant même de l’avoir vu, s’il aurait le courage de ressortir seul de cet endroit, et le sac vert lui est revenu en tête aussi facilement qu’il en était sorti, le type au sac vert était une solution comme une autre, la seule en fait, la seule qu’il avait dans l’immédiat, et il priait tout ce qu’il pouvait pour le retrouver sur le quai du E train.
Le train creusait son sillon entre les blocks, la ville grondait partout autour, l’agrippait de toute part mais il n’avait plus peur ; le type au sac vert avait repris son monologue sans pudeur, sans rancœur, et lui se laissait bercer par sa langue qui lui servait d’œillères pour ne pas voir au dehors la ville sortir de terre et croître toujours plus haute en se tordant le cou pour plaquer son oeil géant à même la vitre et l’observer là comme une bête curieuse. Il savait que ça n’allait pas durer, que l’un descendrait avant l’autre, que les noyades ensuite seraient nombreuses et chaque fois plus douloureuses. Et déjà une vague nouvelle l’arrache en dehors, et déjà les odeurs qu’on lui jette, les bruits, la langue, les lumières d’un soir qu’il ne connait pas ; des ombres de carnavals qui commencent avec lui un dialogue et lui qui ne peut plus rester sans rien dire, ni donner.