Il fallait prendre rendez-vous chez l’ophtalmo, vérifier le champs visuel, peut-être changer de lunettes. Il fallait trouver un podologue, faire des semelles orthopédiques. Il fallait faire un bilan sanguin, une coloscopie, un examen audio, un électrocardiogramme. Et surtout rencontrer une nouvelle gynéco, Mme Jaupart part à la retraite.
…et toujours je me réveille surexcitée comme pour le grand départ. Bientôt vais prendre la route, je pense loin, prévois pratique : sac à dos, plus facile à trimbaler, sac à main en bandoulière (style banane), plus près du corps, m’habille d’un pantalon, plus commode pour m’asseoir, pas une salopette trop compliqué pour faire pipi. Pour le contenu de la valise j’envisage tous les temps : chemisier, tee shirt, pulls, sweats, coton, laine, bikini, robe, jupette, collants, bas, étole, gants, bonnet, bob.
Les autres sont au centre de la vie d’ici. Ils prévoient des diners, fixent des rendez-vous, organisent des soirées, des fêtes d’anniversaires surprises, des départs à la retraite bien préparés, tant attendus. Ils se pacsent, divorcent, s’attendent, se détestent. Ils louent des maisons pour les vacances d’hiver, d’été et même les week-end. Ils cuisinent avec ou sans gluten, avec ou sans tofu, écoutent les infos, lisent les journaux, ont des opinions sur tout, ne font plus l’amour, espèrent en demain, envoient des sms, écrivent des chansons, s’essayent à la poésie.
Il fallait faire quelque chose, je voulais retourner en mon adolescence, parcourir le monde du Brésil au Groenland, manger phoque, feijoadas, saumon, empadas. siroter des cafés au whisky à la crème fouettée. Il fallait quitter mon chemin maladroit et boiteux, mes pensées récurrentes, « impossible ici de vivre heureuse ou vertueuse ». Il fallait surfer sur le web, me renseigner sur le site partir-seule.com, acheter un billet sur l’application aller-simple. Tout me va : prendre un train, un avion, un bateau, un vélo, un bus.
…et toujours je me réveille en sueur au milieu de la nuit, vais aux toilettes, bois une eau chaude, me rendors. De plus en plus souvent quand je marche dans la rue, me tords la cheville (toujours la même, la droite) suis-je distraite ? sont-ce les trottoirs qui sont dangereux ? Ai-je des problèmes de proprioception ? Je trébuche, vacille, tombe sur les genoux, me relève sans trop de bobos, repars troublée, confuse, en affichant un « comme si de rien n’était »
Les autres sont droits dans leurs bottes, érotiques dans leurs baskets, perchées sur leurs talons, élégantes dans leurs tailleurs, iels bataillent, boivent, bavardent. Martine est parfaite dans sa nouvelle activité, elle est au bon endroit, le sien, tout va bien, elle sent bon. Pierre, James et Kae traficotent et fricotent, les familles Griod/Tenfou/Matrier ont des projets extravagants, toujours plus épatants : habitat partagé pour tout mélanger, vie collective pour tordre le cou à la solitude, ambitions débordantes pour vivre en grand.
…et toujours ils visent le « mieux que les autres »
Ce matin apaisée je me réveille et je sais que je ne partirai pas, je resterai où je suis, avec mes obligations ordinaires, mes centres d’interêts habituels. Je vais vivre tranquillement, m’appliquer à bien faire par toutes petites touches et ne causer de tort à personne.