#voyages #08 | Le voyage des pères.

Armand Tatéossian est un sculpteur arménien qui réinvente son histoire perdue. Il vit à Pélussin où j'ai eu la chance de le rencontrer
Armand Tatéossian est un sculpteur arménien qui réinvente son histoire perdue. Il vit à Pélussin où j’ai eu la chance de le rencontrer

-Un père peut-être grand , ou petit. Tout dépend de l’humeur avec laquelle on se l’évoque.

-On peut dire le père, le grand-père, le petit père. Si on est peu respectueux on peut aussi dire pépé, ou pire pépère.

-Comment on ne serait pas respectueux envers ses pères exigerait un assez long développement. Pas ici et pas maintenant.

Sans doute parce que le respect s’invente ou se construit comme toute chose, qu’on ne trouve pas le respect comme on ramasse une pierre, qu’ on enlace un arbre.

-Il faut du temps. Le respect nécessite des années de réflexion. Sinon ce n’est rien que de l’admiration béate ou de la peur, n’est-ce pas la même chose, c’est à dire du désir, une envie de meurtre ou encore du cannibalisme qui ne se dit pas

-Un petit père âgé d’une vingtaine d’années, il se nomme Johannes Musti. Il part de la ville de Tallinn en Estonie, j’arrive à voir sa silhouette. C’est un maigrichon, élancé, fragile. Je le vois faire un détour de quelques années par Saint-Pétersbourg pour y apprendre à peindre.

-Je le vois un peu moins nettement à Epinay sur Seine, à peindre des décors de cinéma pour la firme Eclair qui a racheté les locaux au producteur Joseph Menchen.

-Johannes Musti boit pour oublier qu’il a voulu être un grand peintre. Mais on croit peut-être à tort qu’il faut une raison pour boire. On invente des raisons. Il boit pour oublier l’Estonie. Il boit car il a maintenant trois enfants en bas âge plus un quatrième, un grand gars qui peut lui le regarder bien en face. Ils sont de même taille. Quatre gamins. Il se ressert un verre. Le verre de trop. Il en mourra.

-Dans ces quelques lignes tant de choses se cachent déjà. La moindre n’est pas le fait que je n’ai jamais connu Johannes Musti. Tout ce que je sais de lui provient de la rumeur, de la légende familiale. Johannes Musti disparait presque entièrement une fois que ma grand-mère disparait , que ma mère disparait à sa suite. Il n’en restera encore moins que ça encore quand je disparaîtrai moi-même.

-La nécessité de dire le nom Johannes Musti pour ne pas l’oublier tout à fait. De l’écrire une fois de temps en temps pour ne pas perdre ce couple de mots.

-Où est enterré Johannes Musti ? Est-ce le cimetière du Montparnasse ? Au Père-Lachaise ? Même ça impossible d’en être sur. Quand on ne sait pas où se trouve un mort il peut bien se trouver partout. Il vit chez moi, il vit avec moi. C’est une constat tardif. Et même désarçonnant. A 63 ans de constater la présence d’un mort dans sa propre maison. Un mort sous son toit.

-Un petit père épouse une petite mère et en 1916 – C’est pendant la première guerre mondiale ( on tient le compte ) – puis vient la révolution russe ça devient d’une violence inouïe. C’est là qu’ils décident de fuir; mais fuir vers où ? Pas la France tout de suite, ils partent ailleurs. De toute façon on part toujours ailleurs.

_on ne sait pas vraiment où. Peut-être en Grèce, en Macédoine, en Turquie. C’est après un premier périple qu’ils arrivent en France. Peut-être le jour même de l’armistice . Dans l’effervescence . Les rues sont envahies, tout le monde s’embrasse, on jette des confettis et des fleurs du haut des balcons à Paris.

-Le petit père est-il déjà malade ? Sait il qu’il ne lui reste que peu de temps à vivre ? Admettons qu’il ait eu une vingtaine d’années en arrivant à Paris. Il ne lui reste qu’une vingtaine d’années encore à vivre.

-Ce père mort sera assez vite remplacé par un autre. Son nom est Vania il est capitaine dans l’armée de Kornilov. Il est un des 30 survivants de la bataille des glaces. Il sait monter à cheval, boire de la vodka.

-Il mange beaucoup d’ail et d’oignon dans l’espoir de voir repousser ses cheveux.

-Il fait des pirojkis délicieux qui empestent l’appartement de la Varennes Chennevières durant plusieurs jours.

-Il a été chauffeur de taxi bien sûr.

-Il a aussi une maitresse blonde. C’est un vieillard énergique. Accessoirement il est aussi pécheur. Et il ne rate pas une semaine d’acheter son ticket de PMU.

-Sur des photographies noir et blanc il doit être à Cannes ou Biarritz. Il bombe le torse. Pas un poil de gras.

-Vania est fier de lui, s’il n’y avait pas eu la révolution russe il serait resté un simple moujik dans une obscure campagne. Au lieu de ça j’imagine qu’il se dit au moment de mourir ma vie fut extraordinaire.

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-Le père du père, un autre père. Bon sang tous ces pères et pères ! D’où la difficulté du Notre père, du pater noster- ce père là vient de Bourganeuf dans la Creuse.

-La légende familiale dit que ce père ne reste pas les deux pieds dans le même sabot.

-Malgré cela, ou à cause de cela, le voici mort le dernier jour de la guerre de 1914-1918. Ce qui est ballot de mourir ainsi. Ce que peut ressentir un gamin en apprenant la mort du père le jour de l’armistice- ce que cela peut entraîner quant à sa vision de la vie, de la chance, de la malchance surtout.

-Tout le monde fait la fête sauf eux. La famille du père du père est en deuil. Ils sont tous vêtus de noir. Ils n’ont pas le cœur à la fête. Une compensation malgré tout avant d’aller faire la guerre le père du père de ce coté là- d’après la légende familiale encore est monté de Bourganeuf à Paris à pied pour construire ( de ses propres mains, on a beaucoup insisté sur l’expression) un hôtel à Suresnes, ou Courbevoie, ou Asnières. Asnières sonne juste maintenant que je l’entends.

-La guerre d’Algérie a rendu mon père fou c’est évident. Nous n’en avons jamais parlé mais le regard vague ne trompe pas. On voyait bien qu’il était resté là-bas en grande partie. Et cette violence incroyable en lui, celle d’un enfant pris par surprise. Un qui fut enfant roi et qui déchanta. Il ne s’en est jamais complètement remis.

-Dans un sac plastique au haut d’une armoire de chêne, un béret rouge, quelques médailles. Un mot de Bigeard. Bon Dieu c’est une prière, celle du parachutiste, avec un autographe.

-comment ça l’agaçait quand je jouais de la guitare. Du François Béranger et du Maxime le Forestier. Par contre il adorait Brassens. Dur à jouer plus qu’on le pense Brassens. Mais ça nous rapprochait Brassens, c’était si improbable.

-Le fils du père mort à cette guerre ira lui aussi faire une guerre. De père en père c’est ainsi que les choses se passent. Père et guerre. Son fils mon père aussi, il n’y a que moi qui n’y suis pas allé. 63 ans sans guerre, mais entre 25 et 30 je crois que j’ai ressenti un manque. Je suis parti pour voir la guerre de près. Iran, Afghanistan. Avec un appareil photo. De plus je ne suis pas père. Je n’ai pas d’enfant, j’ai élevé ceux des autres.

-Je ne fais pas partie de la grande famille des pères. Je suis un numéro impair. Je suis seul survivant de tous ces champs de bataille où je n’ai pas mis un pied forcé.

-Cette nécessité d’écrire elle vient aussi de ça. Elle vient surtout de ça. Si j’avais eu des enfants peut-être que je n’aurais ni écrit ni peint. On ne peut pas le savoir puisque les choses sont autres.

-Mais des voyages j’en ai fait. J’ai surtout fait des voyages pour comprendre ces hommes qui furent des pères, grâce ou à cause des circonstances.

-Une énigme majeure que celle du Père. Nos pères. Et cette difficulté à pouvoir se dire les choses. C’est si impossible qu’on apprend à lire autrement. Dans le changement de couleur de la peau, dans la blancheur des phalanges, dans l’odeur d’après-rasage. Dans les objets laissés dans leur sillage.

-Il n’y a pas eu un seul voyage qui ne fut pas comme se jeter dans le vide.

-Tous les pères connus et inconnus m’ont sans doute léguer cette peur et cet attrait pour le voyage autant que pour le vide aussi, ou si l’on veut une certaine forme de vacuité en général. Comme si être père était une façon de combler le vide. Et ne pas s’y retrouver confronté en permanence, à regret.

-Difficile de ne pas sombrer dans l’attrait du récit à déplier ces silhouettes paternelles.

-un roman par père serait la moindre des choses à faire si j’avais encore suffisamment de temps ou d’envie. Ce qui n’est plus si certain que lorsque j’avais 20 ans.

-Une rupture dans la longue cohorte des pères comme une rupture dans la peinture, la littérature. Je ne veux tuer personne ni même en dévorer le moindre.

-Un peu de paix ferait du bien après toutes ces guerres. Être un homme sans progéniture , un homme désarmé. Comment dit on à la roulette ? Rouge manque perd et passe… quelque chose comme ça. Mais vivre est-il autant un jeu avec des choses à perdre, des choses à gagner. Une rupture aussi dans le genre des satisfactions habituelles n’est pas du luxe.

A propos de Patrick B.

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