Même si j’ai obtenu mon permis jeune, conduire ne me procure pas de plaisir, sauf dans certaines conditions. Et les voitures ont peu d’importance à mes yeux. Bien sûr, une Aston Martin me plait davantage qu’une Mercedes familiale et une Twingo moins qu’un Kangoo, mais je fus ravie qu’on me prête une Renault Méhari, lors cette fin été dans le Sud. Chaque jour, je l’utilisais pour parcourir la dizaine de kilomètres qui séparait la maison où je logeais, des vignobles où je travaillais. Voyez-vous comment est cette voiture basique et atypique, des années 80 ? Vous pouvez voir une photo en fin de texte.
Conduire cet engin rudimentaire, version très simplifiée d’une Land Rover, sur une départementale bordée de vieux platanes aux branches tortueuses, m’a ravie. Chaque jour sur ce même tronçon, déserté par les camions, je roulais, assez lentement. Ensuite sur les chemins de terre, jonchés de pierres claires, ça devenait chaotique. Pourtant malgré l’inconfort, avancer sur ces terrains me donnait la sensation d’être à la fois en extérieur et en intérieur. Habitacle plein d’ouvertures. Conduire ce véhicule à la carrosserie en plastique moulé me procurait de la joie, et l’agréable impression d’être à ma place, intégrée, à l’aise parmi cette végétation sèche. Se dégageait une grande confiance, voire l’impression de maitriser quelque chose de ma vie. Quoi ? Je n’en ai aucune idée, mais c’est ce que je sentais au volant de cette Méhari ces jours-là.
Loin des contraintes de la ville, je me sentais libérée. Libre d’avancer, de m’arrêter où je voulais, libre de prendre le temps de regarder la lumière sur telles feuilles ou bosquets, de chercher à prendre quelques photos de cette végétation, à le faire ou pas, libre de m’imprégner des odeurs des herbes maigres, libre de ramasser une pierre dont la forme m’intéressait, puis de repartir, quand bon me semblait, ou presque. Je n’avais aucun horaire imposé pour ce sujet de reportage, les vendangeurs récoltaient du matin au soir, et déjeunaient sur place. On avait tout le temps de travailler et régnait une bonne ambiance.
Et moi chaque jour sur ce bout de route, j’appréciais de revoir les silhouettes de certains arbres, de retrouver les découpes du relief, les teintes douces, notamment après une ligne droite où la roule s’élargissait un peu. Cette répétition quotidienne, la connaissance du trajet me procuraient un certain confort. À chaque trajet, retrouver cette beauté-là, pour moi qui ne pouvais rester en place, où tout changeait tout le temps, créait une certaine attente, presque comme avant un rendez-vous amoureux.
J’étais près de Châteauneuf-du-pape, en Provence. Je bénéficiais de la chaleur, d’un ciel dégagé chaque matin en ouvrant ma fenêtre et cette Méhari, me permettait une sensation de liberté, inversement proportionnelle à la distance parcourue. Ce tout petit trajet. Ça ne tient pas à grand-chose la sensation de liberté, parfois, car c’était court, chaque jour, mais magique d’aller aux vignes ou d’en revenir. Le vent, parfois présent, me plaisait, un côté chaud et caressant, même si le Mistral aurait pu se montrer insupportable.
Rétrospectivement je me demande, durant ces jours-là, où me portaient, me transportaient, me téléportaient ces quelques kilomètres, seule dans cette Méhari ? M’imaginais-je dans la steppe kényane, la pampa argentine? Je n’avais que mes Leica et trois bricoles comme armes et bagages, mais j’aurais volontiers prolongé ce grand voyage parmi les vignes, les pinèdes, les chemins forestiers, les oliviers, le maquis et le reste. Le reste ne menait pas à la Lune. Je n’avais pas ni baguette de fée, ni un Rover Luner, mais c’était tout aussi excitant.
Aujourd’hui une seule image différente me reste de ce trajet. Une image contrariant toutes les autres, qui d’une certaine manière n’en forment qu’une. Une image composée de la somme de toutes les autres. Sauf un soir, donc, en revenant comme d’habitude ou presque vers le village, le ciel était chargé de nuages lourds, foncés, et l’orage s’approchait. Les bourrasques tiraient les branches et le volant de la Méhari. Je pensais avoir le temps de rentrer avant qu’il éclate. Mais non je n’en ai pas eu le temps. Soudain la route devenue sombre et brillante s’est métamorphosée en un lac où de grosses gouttes rebondissaient. Ne manquaient plus que les grenouilles. D’ailleurs je ne les entendais plus croasser, pas plus que les oiseaux piailler. Tout le monde s’était abrité et moi je n’ai pas garé la voiture pour remettre la capote, ou simplement laisser passer l’orage. Pas de bas-côté pour stationner sur cette route de campagne. Tout, soudain, était devenu trop. Trop intense la pluie, trop subi l’orage, trop violents les coups de tonnerre, les éclairs. Trempée la carrosserie toute en plastique de la Méhari, et moi juste un peu moins. Arrivée dans la cour, dans la grange, l’orage s’éloignait et le lendemain matin le ciel était aussi pur et bleu que les autres jours. Et le surlendemain, pour terminer l’histoire, on va dire que je suis repartie, ma mission finie, seule sans la Méhari.
J’ai eu l’impression de faire le petit bout de route en vous lisant !
Et c’était agréable, j’espère, cette balade …