#voyages | Inamovible

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Et bien sûr dès la veille… l’assaut des anticipations négatives dont on craint qu’elles soient des prémonitions : accident, crash, déraillement et ce, quel que soit le départ, aussi souhaité soit-il : crash, accident, déraillement, tout moyen de transport transportant avec lui une possible catastrophe, et, quelle qu’ait été la joie partagée lors de l’organisation de ces vacances, voilà qu’un collier de pressentiments (si ce n’est prémonition) l’étrangle dans son lit. Avec des degrés d’intensité, si départ avec les enfants pire, si en voiture pire, du temps où la seule à conduire, pire, la responsabilité de ces trois vies lui incombant et ipso facto fourrageant toute la nuit sa poitrine et son ventre, toute la nuit à s’agiter suer dans les draps, empirant son cas, si insomnie totale bien sûr que l’insomnie sera quasi-totale et donc fatigue et donc conséquences néfastes sur la conduite et déjà distraite de tempérament comme si ça ne suffisait pas la fatigue due à l’insomnie causée par les pressentiments (prémonition ?) causés par elle-même qui empire son cas à loisir se reproche ses angoisses aussitôt les amplifiant et de pire en pire tout est a été et sera de sa faute elle n’aurait jamais dû faire d’enfants réellement elle est incapable d’en assumer la charge alors se lever hésiter à prendre un somnifère qui pourrait minimiser la fatigue si effet immédiat ce qui n’est pas garanti ou au contraire la maximiser rajoutant l’abrutissement et la perte de réflexes dont elle n’est déjà pas si sûre donc pire. Alors, attendre tandis que les trois dorment avec une insouciance tellement désarmante n’imaginant  pas qu’elle va causer leur mort le lendemain même, ne plus jamais partir en vacances, ne plus jamais partir en vacances, d’ailleurs n’a-t-elle rien oublié ? Et aussitôt passage en revue mentale des valises et puis insomnie pour insomnie, rouvrir les valises, vérifier, déplier, replier. Froid sur le carrelage, froid et fatigue accumulés, va peut-être finalement dormir et donc se recoucher et  profiter de ces trois maigres heures pour sombrer dans un sommeil nourri de cauchemars.

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Du hublot on dirait une mosaïque terre piquetée de bleu, comme une toile abstraite tendue près du tarmac, un temps elle pense aux abstractions tendres de la periode normande de de Staël, un temps. Descendue d’avion la touffeur de l’air l’enveloppe d’un châle épais, la misère sourit dans les yeux des gosses réclamant des stylos derrière les barrières encerclant l’aéroport, tu y es, sous les arceaux gigantesques du hall flotte une odeur de curry, au sortir une foule souriante et compacte attend comme si vivre était attendre, elle peine à trouver le carton portant son nom mal orthographié, le chauffeur a les dents très blanches sa tête oscille comme un pendule. La nuit tombe sur les lumières jaunes de la ville hallucinée grosse d’un tourbillon insensé d’êtres pressés aux chevelures luisantes défilant à flux continu entre de misérables baraquements répétés inlassablement comme une même note sur une portée sans fin ; dans le sillage acidulé d’un sari surgit de l’ombre un borgne qui la fixe de son œil blanc, les gamins aux yeux magnifiques s’agglutinent contre la vitre, le taxi indifférent fend sans ménagement cette foule impassible manque de heurter la caisse d’un double amputé qui la renvoie à leur surprenante récurrence dans les bandes dessinées de son enfance, tu y es… et tu es de moins en moins certaine d’y rester.

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Pour ça, pour partir et rentrer chez soi, il fallait commencer par sortir de la chambre, chose aisée semblait-il et qui s’était pourtant avérée impossible. Tout avait commencé normalement. Du lit, oui,  il en était sorti facilement et il avait assez rapidement suivi le cours normal des choses en buvant le thé qu’on lui avait apporté, après quoi il  s’était douché, jusque-là, tout s’enchainait avec aisance, il aurait même dit une certaine volupté comme quand deux pièces de puzzle s’emboîtent, il avait donc pris sa douche  et aussitôt s’était habillé sans la moindre arrière-pensée,  avait  soulevé son havresac et l’avait disposé sur son épaule tout en se dirigeant vers la porte, il y  avait trois heures de cela.  Et trois heures après donc toujours devant sa porte avec son havresac sur le dos, le regard fixé sur la carte magnétique insérée dans le lecteur, il semblait comme statufié. Au bout d’une nouvelle heure, et avec une peine infinie, il avait retiré la carte magnétique du lecteur et aussitôt les lumières de la chambre s’étaient éteintes, l’abandonnant dans la lumière grise de cette matinée pluvieuse, le regard fixé sur la poignée, et alors dans un ultime effort, il avait fini par poser sa main sur la poignée et n’avait plus bougé, sa main l’enrobait avec douceur puis s’y crispa.  Une heure plus tard, il n’avait toujours  pas bougé, ses pensées étaient en revanche fort agitées,  tu pourrais avancer ce n’est pas si compliqué,  juste tourner la poignée tirer la porte vers toi, d’autant que tu désires tellement retourner chez toi, mais c’était comme si des litres et des litres de plomb avaient été coulés dans son corps,  du plomb ou du béton versé liquide et désormais pétrifié, fais un effort, c’est ce qu’il se disait, mais il avait le corps le plus lourd du monde, inamovible sur son socle et en dépit de l’ennui atroce dont il souffrait ainsi planté devant cette banale porte d’hôtel , à ne pouvoir ni avancer ni reculer et désormais cela faisait cinq heures qu’il avait soulevé son havresac, tandis que l’obscurité de l’après-midi tombait sur lui, en dépit de tout cela,  son impuissance demeurait absolue alors comme un  tout petit, de grosses larmes coulèrent sur ses joues avant que de longs sanglots douloureux secouent sa carcasse, sans que bouger ne serait-ce que d’un centimètre ne lui soit rendu possible. 

A propos de Catherine Plée

Je sais pas qui suis-je ? Quelqu'un quelque part, je crois, qui veut écrire depuis bien longtemps, écrit régulièrement depuis dix ans, beaucoup plus sérieusement depuis trois ans avec la découverte de Tierslivre et est bien contente de retrouver la bande des dingues du clavier...

10 commentaires à propos de “#voyages | Inamovible”

  1. Merci à vous Brigitte, Marie et Gwen, beaucoup de mal à suivre cet atelier, alors vos commentaires sont un peu de baume …

    • ah ben ça tu penses toujours à des trucs inattendus, Orphée immobile, tu crois que ça aurait pu ? Merci de ton inspiration

  2. 3 … magnifique … terrible (« son impuissance demeurait absolue alors comme un tout petit, de grosses larmes coulèrent sur ses joues avant que de longs sanglots douloureux secouent sa carcasse, sans que bouger ne serait-ce que d’un centimètre ne lui soit rendu possible. ») tes mots passent sous la peau … si dans le havresac ne se trouve que pierres?