À l’époque, elle ne connait pas la blague : Tu sais pourquoi le Pape embrasse le sol chaque fois qu’il atterrit dans un pays. Non ? Prends Alitalia, tu comprendras !
Elle est posée sur l’accoudoir, sortie du cauchemar, à se demander comment ces connards de russes ont encore le droit de transporter des voyageurs. Pourquoi leurs matrones sont habillées en hôtesses odieuses et racistes… comment des bouts de carlingues peuvent se faire la malle sous ses yeux… et la rouille partout ? Elle le rêve pas cet amas d’atomes peint en gris, gros comme la main, qui s’envole juste avant le plongeon dans le trou d’air. Jamais plus, au secours, jamais plus ! Sur six heures de vol, elle n’a pas fermé l’oeil trois minutes, se souvient même plus d’où l’avion a redécollé, c’était quoi déjà l’escale sur ce caillou miteux ? Mais merde, kesk’est drôle ? Caméra cachée, la panne moteur du DC10 d’avant guerre, la clim en rade à 8000 d’altitude, l’eau gazeuse au goût de balai chiotte, les rations de pains sucrés pour éviter de vomir sa bile ? Putain, mais on est où là ?
Ben à destination, ma grande ! Inscrite en gras sur ton billet à prix imbattable.
Pourquoi elle ressasse comme ça ? Elle en veut encore ? C’est pas assez les six plombes à grelotter dans le froid polaire avec sa parka fourrée de l’armée, chaude pourtant la parka et chinée à l’Emmaüs de la rue de l’Aude, à coté de l’agence. Maintenant son jeans est archi raide, comme elle, raide de peur crasse colère froid fatigue. Furieuse. Ha mais la conne ! Dire qu’elle a le billet retour, dans un an, putain de merde, tout ça pour un pays sous développé avec dictateur incrusté comme un coquillage du mérovingien ! Tss, tss, tss, attend attend, faudrait penser à descendre d’un étage gamine, se calmer un brin. Et ton chum, y vaut pas le voyage peut-être ? Ses lettres illustrées d’aquarelles à tomber : marché à ciel ouvert Dantokpa, plus grand d’Afrique de l’ouest, magiques façades rouges décrépies et portugaises à Porto Novo, palais royal d’Abomay, immenses plages où personne ne fout les pieds parce que Mami Wata et son serpent, tête posée sur ses seins… Mami wata qui enlève au hasard un gamin barbotant tranquille ou un pêcheur peinard sur sa barque, et Erzoulie et Damballa et Legba…
Bienvenue en pays vaudou, chérie ! Atterrissage Afrique, Bénin, Cotonou : sacrifice 24/24 coqs rats chèvres poulets singes… jamais pour des manteaux, ok, mais c’est pas ce qu’elle préfère le sang, enfin elle y est maintenant, va pas refaire le monde ! Elle sait déjà tous les endroits découverts quand il assure pas son service de volontaire. Volontaire, c’est le mec qui dit à l’armée d’aller se faire foutre. Alors il part dix huit mois dans un centre culturel français, faire des affiches, organiser des expos; ici la scène pour les spectacles est sous les palmiers, quartier de l’ambassade, c’est à dire pas dans le bidon ville qui s’étale sur des dizaines de kilomètres carré tout autour, une ville bidons vides, très plate, très rouge, sans électricité ou presque, sans égout ni route carrossée. C’est autre chose que son boulot de DA dans un studio de pub à fourguer du N°5 et des diams De Beers à des putes en visons… supporte pas qu’on tue des bêtes pour des connes qui enfilent un manteau trois fois l’an… Putain, ça va changer un jour ? On se demande. Pas l’air de vouloir, dirait que la folie est plutôt au zénith, la mode la pub la bourse, ça va pas nous l’arranger le monde… complètement débile cette vie, d’ailleurs son job junior, haha, quitté en cinq minutes le truc… les vieux pipent pas mot mais s’étranglent à la voir s’assoir sur un salaire pareil, gagneront jamais autant en s’y mettant à quatre… pff, mais t’inquiète, retrouver c’est pas la mer à boire… peur pour quoi faire… qu’est-ce qui peut bien arriver ? chagrin d’amour, jambe cassée, haha, non rien… les vieux expliquent bien comment être malheureux et endettés en bossant soixante dix heures par semaine derrière une vitrine qui vend la mort… ouais, c’est ça, la rage, et ça va pas s’arrêter tout de suite… elle raccroche souvent un peu vite. Et personne ne s’en plaint.
Attendre son tour pour sortir de l’enfer Aeroflot. Les passagers sont survoltés, bruyants, tellement peur de jamais arriver. Détoxifier la glotte, remettre en action la langue, détendre les mâchoires, palabres à la sauce piquante — champions du monde, il a écrit. Descendre les gros sacs plastiques, défroisser les boubous, ça en fait tout à coup du mouvement et des images à regarder. Elle sort de sa rage, elle avance même d’un pas parce que les premiers atteignent la porte de sortie. Ça pousse pas comme le métro évidemment, mais ça avance quand même, et elle s’approche de la délivrance. Punaise, il est temps ! Tellement envie de voir sa bouille de landais adorable, sourire en coin timide, humour jamais pris en défaut : il est vraiment craquant ce mec. En plus, doué comme pas permis, une main gauche qui va faire des miracles, c’est garanti : génie du dessin, de la couleur, manchot pour la bricole, mais côté peinture on est pas prêt de l’retourner ! Ohlala, dans deux minutes, c’est le haut de l’échelle, elle voit le ciel, sacrément lumineux dis-donc, ça change de Moscou… la plage ce week-end… déjà le concert de Jonasz ce soir… Elle est complètement sortie de la colère et de la peur. Quel miracle de prendre un billet d’avion, se retrouver à l’autre bout de la planète au milieu d’une petite foule aux vêtements colorés façon holi* festival. Elle arrive au seuil de l’appareil, l’hôtesse à sa droite regarde ailleurs, même pas foutu de dire au revoir, cette conne, que déjà elle se fige en dedans, irradiée, pire que le froid du matin et rien pour préparer au choc. Pouvez pas prévenir, fuck ! C’est quoi cet air conditionné réglé sur 80 ? Indescriptible sensation d’étouffement, ça te tombe dessus comme une pierre dans un puits, sauf que ça fait pas plouf, c’est sans fond. Mais c’est pas vrai, bon sang ! Au milieu de l’échelle, elle dit elle va s’y faire, il s’y est bien fait lui. Descendre lentement, sa parka sur le bras, poser un pied à terre. Ça y est ! Ha ben merde, faut traverser le tarmac ? Pas de voiture ou de bus pour récupérer les voyageurs, marcher sur la piste comme dans la rue, sous le soleil chargé et pas à blanc, arriver dans un hall bien roots, pas de couloir, de porte d’embarquement avec gros numéro, pas d’escalator, c’est poussiéreux, sale, sans fauteuils, cendriers, magazines, plantes vertes… Les mecs de la douane avec leurs kalachs ont l’air encore plus hargneux qu’à Moscou. Elle fait ce qu’on demande, ça prend un temps fou, mais ça se fait, elle est un peu bousculée par ces gros flics qui ont l’art certifié label rouge de jouer aux cons… les demandes avec regards suspicieux et butés sont… blanche oui et alors… quoi la seule dans l’avion… oui ha ben non y’en a deux là-bas… vieux mieux fringués oui, vu… peut pas aller voir son chum sans qu’on fasse chier… non, pas de travail, tu m’emmerdes avec ton travail… oui loge chez X à telle adresse… non pas mariée, non pas de drogue… non, rien à déclarer.
Elle finit par sortir, il est là, il sourit. Elle ne sent plus ni chaleur ni fatigue ni angoisse. Quand même, c’est une sacrée galère d’arriver là !
* Fête de la couleur en Inde
Codicille : Nouvelle proposition pour l'exercice #L1 Arriver quelque part. Me suis rendue compte que ma piste de départ était difficile à déployer, vrai ou faux, peu importe... Suis repartie sur une écriture plus percutante dans un tout autre environnement, et en repensant à l'exercice des nuits de Perec, la vitalité du langage dans une remémoration d'avant sommeil. Pour lire la première proposition mise en ligne de l'exercice L1, c'est ici : https://www.tierslivre.net/ateliers/premiere-visite/
Ahaha j’ai bien ri !….Du coup on veut savoir la suite évidemment….Belle soirée!
Titre prometteur et promesse tenue, le chaud-froid, le contraste rien ou tout, ça me plaît ça ! La suite, vite : tellement de pistes a exploiter dans ce début ….
un régal! vivement la suite!
On sent la frousse, on sent la rage, on sent l’envie de vivre… On est entraîné dans la lecture, et on veut la suite !!!
Waouh, ça file super vite. Très chouette (désolé pour le manque de profondeur du commentaire, j’ai encore les moustiques collés sur les dents).
hallucinant
en attente de la suite