Voix narratrice

Elle, elle sait. Tout. Ce qui va se passer et aussi ce qu’elles ont dans la tête, la mère comme sa petite fille. A quoi elle pense à l’instant où elle s’approche de la fenêtre, elle le sait. Elle est la « Sans question ». Celle qui peut répondre à l’autre pleine de doutes, qui avance dans le brouillard glaçant, les bras tendus en avant pour tâtonner, toucher des paumes comme tenter de reconnaître ce qui se présentera, mais aussi pour faire barrage, repousser ce qui est maléfique. Mais entre elles deux, voix narratrice et voix autrice, la communication est impossible, elles évoluent dans des mondes qui n’ont pas d’intersection d’espace, de temps. L’une des deux connaît la joie de l’enfant, éprouvée au-dedans, mais aussi à quoi elle ressemble, ce qu’on voit lorsqu’on la regarde, blanche et blonde et pâle. Effacée avant d’être née. La peur qu’on a mise en elle et comment on la lui a insufflée. La joie et l’excitation plus fortes que la peur à l’idée de ce départ à la mer du Nord, et c’est depuis son corps frêle qu’elle les ressent et comment elle sent – ou entend, elle ne sait – son cœur taper au-dedans et elle pense à la palpitation de l’oisillon affolé qu’elle avait un jour arraché au chat qui s’apprêtait à bondir. Et dans le doux entre ses paumes serrées un cœur qui tapait contre leur paroi, c’était la seule chose qui bougeait comme pour dire au milieu de tant d’immobilité figée de terreur je vis !  Un sursis, un supplément de vie et c’était elle qui l’avait accordé, comme sa mère avait autorisé le départ pour la mer du Nord, malgré le mari absent, les difficultés d’un tel voyage en temps de guerre.

Elle connaît tout ce qui manque, qui fait défaut à l’autre. L’autre qui serait obligée de chercher des descriptions du paysage en temps de guerre à travers la Belgique, quand la première peut vous faire voir précisément le paysage qui défile depuis la vitre du train qui les emmène à la mer du Nord. Elle sait si les trains circulent en temps de guerre ou s’ils ont été supprimés. Elle connaît les détails de l’histoire, les pensées des personnages, elle est fidèle à la chronologie . Elle sait à quoi a pensé l’enfant, lorsque l’officier allemand est entré dans leur compartiment. Il propose son aide pour monter les valises dans le porte-bagage au-dessus de leurs places. La mère debout, entourée des deux valises que Miette a déposées là, pressée de redescendre, une peur panique que le train démarre avec elle à bord. Face à l’homme blond qui a gardé son képi, le corps de la mère se raidit instinctivement. L’enfant le sent. Le couple assis en face d’eux s’est tu. L’effroi tangible à travers leur silence et les yeux qui ne cillent plus. Il ne faut pas en perdre une miette. On attend la réponse à l’officier. Acceptera-t-elle ? Sa mère se décide rapidement et accepte et remercie ensuite. Elle est avant tout une femme pratique, doublée d’une femme d’une grande éducation. Il est naturel qu’on lui vienne en aide et elle n’omet jamais de remercier. L’enfant connaît sa mère. Elle n’a rien d’une héroïne, on ne se refait pas.  L’enfant repense à l’aventure dont avait été témoin la servante. Miette revenait de la ville en tram et il fallait absolument que je raconte à Madame elle disait. Surexcitée, les joues plus rouges que d’habitude encore, ne prenant pas la peine de retirer son manteau, oubliant de vider le panier de victuailles qu’elle ramenait, comme elle le faisait aussitôt.

Il faut lui laisser la parole à elle, cette Madame je sais tout. La place aussi. Mais où ? Quand ? A quel moment ? De temps à autre ? En plein milieu ? Ici par exemple.

… elle avait insisté pour porter la pelle rouge, voulait la porter elle-même, la mère ne voulait pas, ça va te fatiguer, puis elle avait cédé.  La pelle plus lourde que l’enfant l’avait imaginé, si bien qu’elle avait fini par la traîner derrière elle comme leur chariot à ramasser les fruits au fond du parc et ça faisait beaucoup de bruit, un raclement régulier métal contre pierre, et différent selon les pavés avait-elle remarqué, la mère s’en était agacée, cela faisait beaucoup de bruit, attirait le regard des gens autour,  avait voulu lui reprendre l’objet qui faisait se retourner les gens sur eux, mais l’enfant avait serré les mains sur le manche de bois si fort et ses yeux clairs devenu presque noirs avec un air si déterminé dans le visage que la mère avait renoncé, c’était si rare que l’enfant s’oppose, le train n’attendrait pas, s’était-elle contentée de dire et aussi dépêche-toi donc, en lui reprenant la main fermement, la servante derrière poussait le chariot avec les valises, elle n’emportait que le minimum, la mère avait d’autres préoccupations, il lui fallait suivre les recommandations de son mari. D’elle seule dépendait la suite désormais même si rejoindre la mer du Nord lui semblait un objectif bien périlleux, qu’allait-elle trouver en arrivant là-bas, comment être sûr surtout de dénicher de quoi se nourrir et nourrir la petite, elle n’aurait pas ses habitudes et ne saurait comment se débrouiller sans Miette qui devait rester pour garder la grande maison du docteur ici, alors qu’elle connaissait les tuyaux qui lui donnaient accès au marché noir.

Ou alors lui laisser la parole plus tard. Tout à la fin. Lorsque tout le monde saura tout ou au moins aura compris l’essentiel. Alors bon, on lui laissera carte blanche à cette voix omnisciente.

A propos de Anne Dejardin

Projet en cours "Le nom qu'on leur a donné..." Résidences secondaires d'une station balnéaire de la Manche. Sur le blog L'impermanence des traces : https://annedejardin.com. Né ici à partir du cycle«Photographies». Et les prolongations avec un texte pour chaque nom qui dévoile un bout de leur histoire. Avec audios et vidéos, parce que des auteurs ou comédiens ont accepté de lire ces textes, l'énergie que donnent leurs voix. Merci. Voir aussi sur Youtube.

7 commentaires à propos de “Voix narratrice”

  1. (Il faudra que je m’habitue à ne pas multiplier mes commentaires plus vite que leurs s*.)

    • Ça pourrait être lui le prénom méconnu sans s à meconnu… Et si souvent tapé envoyer avant le s oublié. Merci de votre lecture et de cette jolie formule « plus vite que les S ».

  2. Il y a du mystère et une jolie musicalité de la langue… Et ce « Et dans le doux entre ses paumes serrées un cœur qui tapait contre leur paroi » me plaît particulièrement…

  3. Bravo Anne pour cette jolie promenade dans votre livre, cette rencontre avec la mère, l’enfant, Miette, et le contexte dans lequel toute cette histoire se déroule avec la mer du Nord en fond –

    De très belles images, à la fois dures et émouvantes, les détails du quotidien et des relations tissées entre les personnages.

    Tout ce qui coule, l’eau, vos mots, votre regard. Merci.