Elle est petite, elle est petite et elle hésite parfois. Elle a exprimé tant de choses avant de savoir dire des mots. Elle a émis des rires, des rires fous et francs, des rires à n’en plus finir, des époumonements de colère, des baillements de fatigue, des gémissements d’impatience, des cascades d’incompréhension, des cris de peur et de douleur. Elle est clarinette, ta voix. Elle a appris mot à mot la langue maternelle. Un son, puis un autre. Pi-rou-e-tte ca-ca-huè-te. Elle est chantante, oui, chantante quand elle m’appelle, Maaaa-man, quand la première syllabe gravit une colline et que la deuxième vient me retrouver, là-haut. On est bien toutes les deux, on ne dit rien. Elle est questionnante, ta voix, fluette, curieuse. Elle est lasse aussi, agacée, impatiente, brisée. Elle est précise, ta voix, elle détache les syllabes, elle s’applique. Sauf quand on vient t’extraire les mots par la force, alors elle est terne et fatiguée, ta voix, elle ne répond plus, c’était comment ta journée ma puce, ça va l’école, it was okay. Un jour la langue seconde est sortie comme ça, fully formed, des phrases complètes, sans les tâtonnements de la langue première. Tu l’avais avalée, cette langue dans laquelle tu baignes. Elle est caméléon, ta voix. Elle contient plusieurs personnes en toi. Le matin quand tu n’as encore rien dit ou presque, tes rêves nous parviennent dans la langue que nous t’avons donnée. Et tu l’emmènes, ta voix, tu l’emmènes dans une autre langue, tu l’emmènes on the bus, at school, in the classroom, at the childminder’s, at the park, tu l’emmènes dans la langue devenue étrangère des jeux et des secrets. Elle est chenille, ta voix. Le soir, quand je te retrouve, c’est encore elle, mais c’est une autre langue, c’est un accent d’ailleurs que tu prends pour parler aux autres que nous. Elle est papillon. Elle est plus haute en anglais, ta voix, elle se module, elle s’envole et j’écoute ses bruissements. Elle se faufile, ta voix. Elle sait dire des mots sur lesquels je continuer à buter, dough, bowl, sword, idea, en décollant juste comme il faut le e du a, elle sait construire des sons qui me seront à jamais étrangers. Chaque jour tu fais écho aux bruits qui t’entourent. Chaque jour je réponds à la langue que tu me tends. Le soir, juste avant de te coucher, allez, bedtime, tu retournes te pelotonner dans ta langue maternelle. Les derniers mots que tu dis, ceux que je recueille, tu les prononces doucement d’abord, dans mon oreille, Bonne nuit Dors bien puis à mesure que je m’éloigne de ta chambre, à mesure que tu entends le son de mes pas diminuer, les portes se fermer, alors ta voix s’élève, elle les enchaîne comme une prière, récitée le plus vite possible, Bonne nuit Dors bien Fais de beaux rêves Je t’aime fort, elle n’en garde que le dernier verset, ta voix s’élève plus grave, Je t’aime fort, les derniers mots que tu prononces chaque soir toujours les mêmes, je les prends pour te les rendre le lendemain.
Une si belle déclaration d’amour et un magnifique récit sur l’apprentissage bilingue. Merci.
Merci Martine!
Oui… c’est le bilinguisme tellement, j’y reconnais des éléments, vous nous conviez dans l’équilibre sur le fil (du texte) – hâte de vous l’entendre dire.
Catherine S
Merci Catherine, il va falloir que je travaille la lecture du texte!
Je vous ai entendu avant que de vous lire. Merci pour la richesse vocale engagée. Merci pour l’émotion de la mère et de l’enfant à la fois. Merci pour la liberté de chaque soi. Bravo
Merci beaucoup, Bénédicte, pour votre écoute et votre lecture. Votre commentaire me touche d’autant plus que je suis, comme beaucoup, très peu à l’aise avec ma voix…