Voie de garage / Nouvelles#05

1.La Toussaint de ma bibliothèque

J’essaie de lui rendre visite au moins une fois l’an mais guère plus, faut pas exagérer quand même ! Que voulez-vous, les alignés sont les alignés… Ils ont fait leur temps. Bon, enlever la poussière comme ailleurs on enlève les mauvaises herbes, d’accord. Et puis un peu d’émotion avec, bien sûr. Il en faut, périodiquement. S’en protéger le reste du temps. A petite dose, on dit que cela encourage, que cela inspire même. Mais attention, tracer son propre chemin. Heureusement, chez moi je n’y croise que de vieux livres, pas de risque d’être affecté par l’arrogance de la jeunesse compétitive. La bande des copains trop tôt dissoute est, bien sûr, quand même représentée. Mbougar, Sami et Ananda, leurs livres sont les plus cornés, j’ai donné de la voix pour eux, avec eux pardon, sur scène. Et puis les vieux compagnons de route, L’Odyssée et Le Voyage sentimental. Je leur dois tout, ils m’ont appris à voyager. C’est leur jeter trop de fleurs ? Tout cela n’est qu’images bien sûr, de celles que détestent les vivants qui croient préparer l’avenir. Mais tous les livres à venir ne seront bons qu’au pilon et à l’incinération… Moi, je dis :Vive le marbre !

2.Delibrook

« On va chez Courdy ou chez Alary ». Il n’y avait dans la petite ville de ce temps de mes cinq-sept ans que deux librairies et Qwant me répond qu’aujourd’hui il n’y a plus que le rayon livres du Centre Leclerc dans cette petite ville-là. Et pourtant, en ce temps on va au magasin de livres comme on va chez des gens. D’ailleurs, l’endroit est plus petit que les salons des maisons où nous allons parfois. Et pas si rempli de livres que ça. Mais ce qui plaît à mes six ans, c’est que la télé y est représentée. Un moyen de faire valoir une librairie de petite ville en ce temps, c’est d’afficher en vitrine des livres qui parlent des émissions de télé. C’est ainsi que j’aurai Thibaud ou les croisades pour l’anniversaire de mes sept ans, avec en couverture une vraie photo où l’on voit le Chevalier blanc comme en vrai mais en plus, avec le ciel en couleur derrière, ce que la télé ne montre pas encore…

« On va choisir les livres pour Noël ». La ville est plus grande pour mes années lycée. L’endroit où on va ne s’appelle pas tout à fait librairie. C’est un magasin de livres à bas prix. Comme ça, on pourra en avoir beaucoup ! Des livres qui ressemblent aux commandes du Reader’s digest que fait Mémé pour les anniversaires. Ça permet d’apprendre encore plus qu’à l’école, ça parle de pays, de nature, ça peut parler de littérature aussi. Des biographies de Victor-Hugo et de Goethe, c’est déjà ça. Les gens qui travaillent là ressemblent à des vendeurs et des vendeuses comme il y en a dans les autres magasins. Ce n’est pas la peine de leur poser des questions, on voit bien ce qu’on achète et tout ce qu’il y a à acheter d’ailleurs !

« Ah, la librairie syndicaliste… » Et voilà, désormais, je ne peux pas dire que je vais à la librairie de la Renaissance sans me faire cataloguer ! Pourtant, c’est juste sentimental. Et ça me coûte d’aller jusqu’au terminus du métro, après le déménagement militant de 81 depuis le centre-ville vers « les quartiers ». Et voilà… Bon, c’est quand même pas toutes les libraires qui te donnent la possibilité d’être coup de cœur des libraires dans une aussi grande librairie que celle de la fête de l’Huma ! Et puis une libraire qui te fait la bise au lieu d’essayer de te refourguer le dernier Goncourt. Qui vante la tradition orale, t’apprend un proverbe espagnol. Et puis qui t’offre un agenda « pour noter tes jours de signature » -si t’en as bien sûr, mais c’est pas méchamment hypothétique… Au moins, on ne t’offre pas l’éternel marque-page pour la dernière collection que le lobby des éditeurs en vue a chargé les libraires de refourguer. Et puis on te laisse espérer qu’un jour tu pourras faire une perf-lecture dans le grand auditorium qui fait le double de l’espace aux livres. Et puis tu t’en vas, jusqu’à la prochaine fois…


3.Les causes perdues




La ruse des cadres creux


Les rayeurs de muraille


Toi le feu


Au versant de l’autre


Esclare !


En un impassible jardin


Le roman de Rohou


Croisements en mère noire


Lam des carnets


Tambacounda sucré passé


Passage bis de maigre


Euranglaiserie


Philosoficelles


Ivanka


La preuve par douze


Afrikub





Un ancien garage sans doute. On a dû y
réparer des vélos, il y traîne encore des pièces détachées dans
un coin. Des doigts plein de cambouis se sont frottés au mur et, au
changement d’utilisation du local, on n’a pas eu envie de
nettoyer ça. Il y a aussi un coin de sol et de mur tout noirci,
comme si un incendie y avait pris un jour. Plus haut, des rectangles
sur le mur qui ont dû être longuement protégés des rayons du
soleil par des posters sans doute. Genre calendrier de camionneur,
pas forcément au goût de tout le monde. De quoi faire jurer les
bonnes âmes ! Ou regarder pudiquement de l’autre côté de la
rue, là où poussent les pivoines, les tulipes et les myosotis. Mais
à l’intérieur, à tant forcer sur des boulons grippés avec tous
les ahanements possibles, on a sans doute l’imagination qui doit
pouvoir s’échapper et en faire jaillir de sacrées histoires !
A moins que ce ne soit en regardant les cartes géographiques que
composent au sol les échappées d’huile de vidange. Sur une
étagère haute, on voit d’autres feuillets que ceux qui sont
proposés à la lectures des passants et des passantes. Format
carnet, de commande, de facture ou d’entretien. A savoir… Il a dû
s’en claquer, à la vue de telle ou telle page, des mains sur le
comptoir ! Un garage à l’ancienne, comme on en voit encore
chez les vulcanisateurs du Sénégal oriental, métier disparu
ailleurs… Les chambres à air y arrivent quand elles sont toutes
plates et en repartent replètes. Au besoin on y fait des garrots à
l’anse de sac plastique, on pourrait imaginer colmater certaines
crevaisons à l’argile de bonne provenance. On fait bien tenir des
rétroviseurs entre quatre brins, en priant gaiement pour que ça
tienne les cahots du viatique ! Qui sait combien de noms de
modèles de berlines différents ont été articulés ici, plus au
moins selon la prononciation d’origine, selon que c’était
Panhard, Simca ou Škoda ? On
a compté les cylindres et les chevaux, content sans doute quand on
retombait sur ses pattes. Mais ne cherchez pas les vieux bidons de
pastilles de bouillon plus ou moins exotiques, ici c’était un
garage, pas une épicerie ! D’ailleurs, s’y retrouvent
désormais les causes perdues des limbes de la littérature, offertes
à la découverte de celles et ceux qui s’en foutent, des
imprimatur…

4.Les dons

Le livre donné par Bertrand. Le livre offert par Mathieu. Le petit carnet rouge.

Ce mélange de vert et de jaune, à dominante de vert, comme le printemps d’avril et pourtant c’était un cadeau d’automne. Un mélange de jaune et de vert où le vert ne venait qu’en écriture et filigrane, comme l’été, et justement un cadeau de début d’été et où le plus marquant parlait d’été à venir. Le petit carnet délibérément rouge, en cela un peu narquois mais pour parler de tout, démarré à l’automne avec l’ambition d’aller d’une saison à l’autre.

Des caractères qui rappelaient l’école primaire avec des pleins et des déliés très marqués, des caractères assez petits, assez ronds qui ne paraissaient pas trop inquiétants à imiter. Alors que des caractères subtils avec des élancées bien mesurées, de quoi nourrir le complexe. Mais le petit carnet rouge était là pour nourrir l’espoir de l’entre-deux, capter les moments de grâce, gracier les moments de doute.

Papier presque trop épais, faisant buvard, à presque s’en moquer. Papier fin et gaufré, à filigranes, à faire soupirer. Petits carrés à petits carreaux, pour rappeler que bien des essais furent permis à l’école, pour rappeler une éphémère royauté. Avant la déchéance.


5.Babudu, redresse-toi !




La partie des alignés de la bibliothèque
provenant du grenier de Villebrumier, il devait bien être là.
Voyons, préférence donnée aux gros livres à couverture rouge et
dorée, les prix d’école de la génération passée. Pas un clou
pour les amateurs de littérature mais au moins, cela atteste de
belles satisfactions d’école ! C’est là qu’il y avait
aussi ce récit de voyage de Mungo Park…


Mais au fait, quand avait-il fait tilt,
Mungo Park ? N’était-ce pas via un bouquin de Maryse Condé,
à l’époque où on pouvait s’intéresser à elle puisqu’elle
n’était pas menacée du marbre du Panthéon, qu’elle faisait
encore partie des petites et des petits, qu’on ne la trouvait
d’ailleurs que dans les petites librairies… Oui ! Juste
après la bise à Roselyne, le bouquin à Maryse, Trouvé à côté
de la vieille édition du Voyage sentimental et c’est cela qui
avait fait tilt ! Mungo Park et Laurence Sterne, même combat ?


L’époque de la cause perdue de
Tambacounda sucré passé ! ce qui avait fait, par une sorte de
rancune compensatoire, ressurgir Babudu ! Le récit en négatif
d’un voyage d’explorateur, même terres pourtant, sur les rives
du fleuve Gambie. Babudu reprenant les codes de l’approche
sentimentale, sur un genre de carnet faisant à la fois penser à
l’école et aux livres d’épicier… pour parler à sa façon de
l’accueil, des liens tissés. Mais au point de l’écrire en nko ?


Jamais on n’avait vu ça. Cherchez tant
que vous voudrez dans la littérature des voyages de l’autre côté,
jamais on n’a vu ça. Il faut imaginer dans une page plutôt grasse
des triangles avec un côté large, comme tracé au charbon de bois.
Et puis toutes ces lettres à petite boucle, comme la mèche d’un
ami qu’on aurait collée là. A-t-il seulement pu recevoir les
conseils qu’on adresse généralement aux jeunes poètes, Babudu ?


A-t-il seulement existé, Babudu ?
N’est-il pas un genre de Pierre Ménard ? Sa langue n’est-elle
pas dans le fond seulement une langue de traduction ? Pourtant,
plusieurs personnes attestent l’avoir rencontré et ont écrit à
ce sujet. Mais justement, leurs témoignages prêtent à confusion
Ils se rejoignent sur un point : Babudu s’est éreinté sur
une tradition sans écriture ancienne. Va t’en appeler ça
littérature ! A moins qu’un Mbougar s’en mêle, seul un
Mbougar ou encore un Sami aurait ce pouvoir-là… de dire :
Babudu, redresse-toi ?




























5 commentaires à propos de “Voie de garage / Nouvelles#05”

  1. Votre kaléidoscope me plaît infiniment. L’humour fin sous la description faussement mise à distance de soi. Et cet univers à la fois familier et exotique.Votre écriture me fait voyager dans un aller -retour express du passé au présent. On y perçoit quelque chose de votre rapport au livre; lequel ? A la fin on peut s’en rapprocher et je me retrouve avec des comptines congolaises… Allez savoir pourquoi ? https://djolo.net/babudu-lullabies-berceuses-congolaises-pas-zapper/

  2. Eh ben, si ce n’est pas un encouragement à enrichir le kaléidoscope ! Pour cela, infiniment merci ! Et pour la douceur des berceuses congolaises, merci aussi…

  3. Je découvre votre écriture et j’en m’en réjouis. Beaucoup aimé le passage de la librairie syndicaliste, très touchant. Et les dessins faits avec vos mots. merci pour tout cela et à bientôt. Clarence M.

  4. Oh, merci pour cet encouragement à écrire encore… Il me tarde maintenant de découvrir votre propre écriture !