Elle s’est apprêtée ce matin, a enfilé une jolie tunique violette par-dessus son vieux jean, a remonté ses longs cheveux noirs en chignon et tracé un filet noir sur ses paupières juste au-dessus des cils ; c’est que dans une heure, elle a un rendez-vous, un rendez-vous important, un de ceux qui se répètent tous les quinze jours depuis quinze mois, depuis qu’une bonne femme accompagnée de deux gendarmes est venue chez elle pour lui retirer son enfant, sa petite fille chérie qui n’avait alors que trois mois, elle n’a pas bien compris pourquoi, elle ne se rappelle pas bien, c’est flou tout ça dans sa mémoire, elle était tellement mal, ça oui, elle se souvient, et puis ils lui ont demandé de préparer quelques affaires, elle a fait tout cela très vite dans la panique et a tendu bêtement la valise à la dame, la quarantaine, le regard mauvais, accusateur, qui a remis l’objet à l’un des gendarmes et a pris dans ses bras la petite qu’était dans son transat, là comme cela devant elle comme si c’était un vulgaire poupon qu’on balade à sa guise et CLAC ! la porte s’est refermée et elle s’est retrouvée seule et elle pense avoir pleuré, sans doute qu’elle a pleuré, après elle ne sait plus, elle a vu un éducateur et a dû attendre plusieurs jours avant de pouvoir revoir son enfant, mais pas toute seule, avec d’autres gens autour, des gens qui observent, qui contrôlent tout ce qu’on fait, tout ce qu’on dit, et comme elle se tenait bien à chaque visite, qu’elle tâchait de faire ce qu’il fallait avec son bébé, le juge a autorisé qu’elle prenne sa fille une journée entière, sans personne autour pour surveiller, épier, écouter comme si on était un dangereux meurtrier pour son enfant, ça s’appelle des visites simples, alors elle a eu droit à des visites simples deux fois par mois, le samedi, parce qu’en semaine, elle travaille, elle fait le ménage dans un hôtel et ça rigole pas avec son patron, il faut pas être en retard, il faut rien oublier, il faut faire des heures supplémentaires quand il le demande, « les places sont chères » il dit toujours alors il faut tout faire et même plus pour garder sa place alors du coup, ça ne peut être que le samedi, les visites simples, et ce samedi-là, elle est particulièrement excitée, elle ne sait pas bien, agacée plutôt, oui, c’est cela, tout l’énerve depuis qu’elle est levée, le voisin qui a allumé sa radio trop fort, le téléphone qui a sonné trop tôt, c’était son père, elle a préféré ne pas répondre, le café qui était trop amer, le sucre en morceau qu’elle n’avait pas racheté et tout cela faisait qu’elle se sentait en colère après tout et tout le monde mais elle allait voir sa fille alors elle devait faire des efforts de présentation sinon le juge il supprimerait les visites simples et elle, ce qu’elle voulait c’était récupérer sa fille à la maison, chez elle, là où était sa place et pas dans une autre avec tout plein d’autres enfants malheureux, elle savait, elle y avait passé la moitié de son enfance à cause de sa mère qui buvait et qui avait la main leste avec elle et ses frères et sœurs, elle savait et dès qu’elle avait eu 18 ans, elle avait très vite déguerpi de ce trou à rat, alors il était hors de question que sa fille grandisse dans un endroit pareil, sa fille devait être auprès d’elle, elle serait une bonne mère pour elle, elle le savait ; mais voilà qu’il était dix heures et elle n’avait toujours pas quitté l’appartement, elle ne devait pas être en retard, ça ferait mauvais effet ; enfin elle sort de l’immeuble et prend l’autobus sur le trottoir d’en face, elle compte les arrêts, elle sera à l’heure, il est d’ailleurs dix heures trente-cinq exactement quand elle sonne au portail de la grande bâtisse grise et qu’une femme brune lui ouvre la porte et la conduit jusque dans une salle où l’attend une autre femme en train de jouer avec sa petite qui daigne à peine lui adresser un bref regard avant de retourner à son jeu avec l’éducatrice, ça commence mal mais elle ne doit pas montrer sa colère, elle salue l’adulte et saisit rapidement sa fille par la main avant de se diriger vers la sortie, elle sait comment ça se passe ces moments-là, il ne faut pas que ça dure, il vaut mieux écourter, et là voilà en effet qui quitte le bâtiment à peine cinq minutes après son arrivée, avec la main de la fillette maintenue serrée dans la sienne et qui commence à pleurnicher tout ce qu’elle peut, et comme elle n’aime pas l’entendre pleurer parce que ça lui donne mal à la tête, elle la prend dans ses bras et tente de la calmer et comme ça ne marche pas, elle avance un peu plus vite, encore un peu plus vite, elle court presque, elle ne sait pas ce qu’elle va faire de cette journée, elle réalise soudain qu’elle n’y a même pas pensé, elle pourrait rentrer chez elle mais n’en a pas envie, elle n’a pas fait le ménage, n’a rien à manger, aucune envie de rester enfermée avec la gosse entre quatre murs, non, elles iront se promener au bord de la Marne toutes les deux, mais c’est sans compter sur les caprices de la petite qui ne cesse de pleurnicher, qui refuse de faire un pas, qui a faim et froid et tout ça la rend dingue, elle crie comme une hystérique et puis elle se rend compte qu’elle n’a même pas un sou en poche pour le déjeuner du midi et elle panique et ça dure un long moment où assise sur un banc, elle regarde la petite se rouler par terre, elle se bouche même les oreilles à un moment pour ne plus l’entendre, puis elle se décide à reprendre son errance avec sa fille dans les bras, tant pis, elle la portera jusqu’au bout s’il le faut et cette pensée la calme et elle marche d’un pas rapide le long du fleuve pour disparaitre bientôt de la vue tellement elle est loin et lorsqu’elle reparait une paire d’heures plus tard, elle ne porte plus personne dans les bras, elle marche seule les yeux hagards, les bras ballants ; il est bientôt cinq heures, elle n’ira pas ramener la petite au foyer ce soir, elle reprend le bus en sens inverse et rentre chez elle, attendre la venue des gendarmes.
Soufflée! Une fois de plus, tu me cueilles à la sortie de ton texte…je suis triste, et j’admire en même temps…