Approchez un peu, vous êtes nouvelle ? Vous me rappelez ma fille. Elle porte les mêmes boucles d’oreilles que vous, qui lui allongent insensément les oreilles. Vous avez ses pommettes, son menton, son nez, elle s’est toujours plainte de sa petitesse, un petit nez, que voulez-vous faire contre ça, en greffer un autre ? Elle a vécu avec ce complexe pendant toute son enfance et surtout son adolescence quand elle a réalisé que son nez, si petit qu’il fût, peut-être justement à cause de son manque d’envergure, était le point de mire de son visage et qu’il occultait le reste, regard et sourire. Elle en a fait un drame et tenait en permanence sa main devant ses cavités nasales pour les cacher, à tel point que c’est devenu un tic. Pour elle, son nez était hideux, il laissait un vide au centre de son visage. Vous êtes nouvelle ? Permettez que je vous touche ? Oh, je connais ce poil, placé juste à la base du cou, j’ai le même, c’est héréditaire, ma mère et ma grand-mère avaient le même et ma fille en a hérité elle aussi ! Vous la connaissez ?
Dans le miroir grossissant, ma peau est un décor fumeux, les petits vaisseaux qui ont pété au fil du temps, les astres secs qui s’effritent, les sphères grasses qui germent, le front strié en sept tranchées, les gerçures des lèvres, les poils qui se hérissent comme des pantins sans squelette et se devinent à l’intérieur des narines, même s’ils ont le bon goût de ne pas en déborder, le nez, seul organe qui pourrait profiter de la loupe pour muscler son image mais reste parent pauvre. La pince à épiler apparaît dans le champ, rutilante et redoutable, elle chasse, traque les racines, parcourt le terrain en conquérante. Ses proies sont faciles et sans rébellion. Dans l’ascenseur, la détestation est intacte. Le reflet me tourne ostensiblement le dos, se colle contre une paroi, il m’évite. J’ai la sensation quotidienne, mais toujours foudroyante, d’un nez dissident, un nez de poupée qui, alors que tout en moi croissait, aurait cessé de grandir.
La photo a dix ans. Elle est restée dans les limbes du cloud et fait partie d’une tripotée d’autres que j’avais oubliées. Un selfie moche, très gros plan, je ne me reconnais pas. Les yeux d’une grenouille au réveil, les joues bouffies, un sourire niais et le nez en patate explosée, quand le tubercule a bouilli trop longtemps et que la peau s’effiloche dans la flotte et laisse filer sa chair en îlots plus ou moins identifiables, une chair molle et abîmée. Les selfies grossissent le nez, c’est connu mais quand le museau se décompose, c’est intolérable. Le soleil a servi d’autocuiseur, un soleil cru d’hiver. On aperçoit derrière moi quelques mètres carrés de neige. Certains bronzent et rentrent de vacances hâlés et assurés, d’autres fabriquent des plaques cramoisies. Le faciès me rit au nez et je fais le choix de l’élimination définitive. Longtemps après que j’ai fermé les yeux, longtemps après que le cloud s’est refermé sur un écran noir, il danse encore.
Visage-ingrat me résonne dans les tempes, sous le crâne, transpire dans mes draps et me réveille la nuit. Le rêve me surprend encore, récurrent pourtant depuis plus d’un demi-siècle. Visage-ingrat, acouphène aliénant et dévastateur, de jour comme de nuit, a installé la tempête. Murmuré à une distance supposée suffisante pour je n’entende pas, visage-ingrat a cinglé le silence d’une matinée d’été en animant des bouches qui parlaient de moi. Sans autre précaution que celle de parler bas, les bouches ont articulé, les bouches ont mastiqué le mal, visage-ingrat a été craché, repris, confirmé, rigolé en douce, les cousins, une meilleure amie, un cercle. Visage-ingrat s’est installé, a pris ses quartiers, s’est vérifié. On cherchait comment me coiffer pour masquer mes traits de serpe, comment me maquiller pour valoriser mes épaisses paupières. Visage-ingrat s’est révélé au fil du temps, ne s’est jamais démenti, aussi évident que le nez au milieu de la figure.
Que dites-vous ? Vous seriez ma fille ? Mais non, vous vous trompez mon enfant. Ma fille ne vient guère me voir et a le visage bien plus ingrat que le vôtre. Laissez-moi vous toucher. Vous êtes nouvelle ?