je sais que tu vas mourir, tu sais que tu vas mourir. est-ce que je t’ai lu un poème, est-ce que nous avons parlé de peinture. tu me dis :
— le visage du Christ, je ne l’ai jamais vu.
papa ! qui est-ce qui dit ça ?!
papa ! papa ! papa !
quel élan en moi vers toi
papa papa comment c’est qu’il fait noir
quel élan quel élan
entends-tu !
qui est-ce qui dit ça ?!
et à qui le dis-tu !!
je te souris, je me penche sur ton visage. ton visage pâle sur l’oreiller. je te dis :
— tu as de beaux yeux, tu sais.
papa papa l’entends-tu ce cri vers toi
papa papa la terre entière résonne et t’appelle
papa papa papa.
il n’est plus qu’un seul mot au monde
oh papa l’urgence qu’il y a de courir vers toi tout le corps en course tout le corps en mouvement c’est la nuit papa c’est la nuit tous les corps vers toi courent tous crient et te disent
ce grand battement du corps vers toi
tu souris. ton visage pâle sur l’oreiller. tu me dis :
— des yeux bleus, oui.
oui, des yeux bleus dans ton doux visage clair. est-ce que je te parle de tes yeux bleu ciel, est-ce que tu me montres le ciel de cette immense fenêtre de la chambre où tu as été monté hier depuis le deuxième sous-sol des soins intensifs, on monte au 7ème ciel m’avais-tu dit dans l’ascenseur, tu me montres le ciel, de ton bras aussi nu que ton visage, tu me dis en souriant :
— j’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages!
maman va arriver maman rentre dans la chambre elle était rentrée se changer se laver prendre des affaires pour la nuit manger peut-être, elle s’est dépêchée a roulé pour la millième fois cette chaussée de Mons entre là-bas chez elle chez vous et ici. elle me dit que je peux m’en aller que je peux m’en aller. je n’insiste pas. je n’insiste pas papa. je suis ta fille, elle est ta femme. c’est d’accord. je prends mon sac ma veste mon autre sac en plastique, je me penche sur toi, toujours ce visage de toi qui me hante ce souvenir de lumière et de blancheur. larmes. tu pointes du doigt mes yeux, bleus, oui, moi aussi, les yeux bleus. au revoir papa. je m’en vais, je redescends, je rentre.
papa.
appelée la nuit, taxi. arriver trop tard. maman est là, à tes côtés, debout, à hauteur de ton visage. c’est fini, papa. ton visage dans la lumière rasante de la table de nuit paraît moins pâle. finesse de ta peau sur les os. on me laisse un moment seule avec toi. je te parle doucement.
— c’est véronique, papa. c’est véronique. c’est du voile où devait se porter le visage du Christ, papa. celle du visage que tu n’as jamais vu. mais tu l’as vu partout, papa. tu l’as montré. combien tu l’as montré, combien tu l’as aimé. et tu savais pourquoi tu le traquais. quel visage ? quelle figure qui te servit de cause, quelle représentation impossible, quelle représentation de l’impossible. papa papa papa. le visage est là papa, je le vois moi tous les jours. dans les foules dans les films dans les livres. dans la rue, papa, dans ta rue. sur le bord de la mer. je vois son regard posé sur l’autre, je vois la larme qui le fend, la parole qui le transperce, l’horreur après l’accident, le rire toujours de l’adolescente, le sérieux de celui qui voit. de celui qui refuse de voir. le regard halluciné face aux déserts de solitude, face aux enchantements des croisements, croisements des lances de lumières, des perspectives surpeuplées, des jambes amusées. du vent dans les vêtements dans les bâtiments trop grands dans les nuages là-bas là-bas. tous les jours, je la vois, la grandeur des visages anonymes. mon héritage. mon papa. mon héritage. il reste encore à te lire, papa, à te voir. beaucoup. je ne te dis pas tout ça, alors, papa ; je te l’écris, aujourd’hui. bientôt 30 ans plus tard. papa, une vie. petit papa. tandis que maman s’en va doucement. je songe à tous ces regards hallucinés que tu as saisis, à tout ce que tu as cherché à capter, quoi du visage, mon cher peintre, mon cher papa, le cher père de mes deux frères, le cher mari de ma mère…
l’ami de tes amis
le professeur de tes élèves
le directeur de ton école
le grand-père des petits enfants que tu n’es pas connus
mon cher papa, je pleure
*
* *
oh mon père donc je dis
la blancheur de ton visage
donc je dis
la blancheur de l’oreiller de l’hôpital
la blancheur et presque rien d’autre
donc je dis
perles bleues de tes yeux
qui me regardent
donc je dis ton grand visage tes joues creusées, la peau fine sur les pommettes larges
je dis
pour ceux qui ne te connaissent pas
mais qu’est-ce que ça leur dira
tes sourcils clairs tes cils clairs tes cheveux clairs ta barbe claire
tout cheveux et poils assagis et toujours toi
je dis c’est toi pas sans ta voix son creux ton sourire et ton sourire dans ta voix
donc je dis
la clarté du jour de la pièce
les grandes dimensions de la fenêtre sur le ciel.
je dis maman la brune qui entre dans la pièce blanche qui pousse la porte blanche entre, vient vers nous
oh père ton visage devenu le visage d’un vieux n’est pas si vieux que celui que ton père a dessiné de son père mort, tu te souviens. cet extraordinaire dessin aux subtils lavis
tu es encore vivant, papa
codicille : mon frère, artiste, traverse des moments trop difficiles. nous préparons une exposition de mon père, que nous avions un peu laissé tomber. qui m’avait ce jour-là, que je raconte ici, aussi demandé que j’écrive sur lui, ce que je ne suis pas suffisamment arrivée à faire. arrive cet atelier boost que j’écoute au milieu de la nuit. me revient ensuite, la couette rejointe, le souvenir de nos derniers moments passés ensemble, à mon père et à moi. et dans le noir, j’autorise les souvenirs à revenir. il allait mourir. je sens alors sa présence, ce retour. je m’étais proposée d’écrire ce moment brut, ce souvenir un peu halluciné, d’y consentir. et que peut-être ça ouvre ensuite sur la description, sur un travail de descriptions de visages qu’il a dépeints, saisis. ça a été le drame de sa vie… le portrait… je crois qu’il a cependant laissé beaucoup à voir, et à écrire. quand je me suis endormie cette nuit-là, deux fois j’ai rêvé de lui.
« petit papa », les mêmes mots que j’ai aussi répétés contre sa poitrine sur le lit de la fin
merci Véronique pour ce long et lancinant récit dont l’intensité croît au fil des lignes
Merci beaucoup Françoise ! Petit papa… 33 ans après son décès… Moi-même confondue par l’intensité. Je ne suis pas sûre que ça fasse un texte. Je verrai plus tard. Il faut à nouveau prendre de la distance, oublier…
Cela dit, je vais enlever le deuxième texte. Redondant, trop long. Pas le temps de les rassembler.
Ces mots surgis de la nuit, souvenirs tendres à l’encre hallucinée percutent mon émotion. Très touchée par ton codicille, ta simplicité à expliquer pourquoi ici « ton petit papa » Merci infiniment Véronique. Et merci aussi pour tes mots déposés « chez moi ».