Sans cesse elle va elle vient dans un bruit de chaussons glissés parce qu’elle est vieille de cette génération qui dit « Docteur » en s’adressant à son médecin de famille et « Maître » à son notaire son dépositaire d’exigences son garant qui ordonnera ses dernières volontés, parce qu’elle est vieille elle traîne des pantoufles des pantoufles usées qu’elle porte comme des claquettes, elle a écrasé le contrefort la courbe du pied est moins flexible mais c’est comme ça que je suis bien elle dit parce que mes pieds ont gonflé tu comprends je peux plus porter ces chaussures-là je les aimais bien tu te souviens on les avait achetées ensemble tu te souviens oui je me souviens qu’à cette époque elle était alerte et joyeuse c’est ce qu’elle montrait dans son monde un peu quand même mais joyeuse et aujourd’hui ses chats surtout qui lui donnent une raison de vivre les croquettes, que ce mot à la bouche ils ont mangé mes chats ? et comme elle commence à oublier les choses du temps elle les nourrit combien de fois par jour ils sont bien nourris ses chats un chat puis deux et puis les chats du quartier ils rappliquent tous parce qu’elle met des gamelles dehors à tout va elle a passé tous les âges de la vie ça passe vite je vois pas le temps passer déjà janvier déjà l’été dans deux mois c’est l’automne trop chaud trop froid elle part à l’assaut de la journée comme un combattant fatigué et usé qui n’a pas d’autre choix la journée et la nuit au rythme de la radio qui n’en finit jamais de débiter dans un bruit de ronron les yeux lui rendent la vie floutée elle voit avec la peau de ses mains elle sait où sont les choses les gamelles les croquettes et les chats les caresses les murs de sa maison les clefs des portes un jour elle dit on m’a volé les clefs et puis de plus en plus on m’a pris mes chaussons j’étais si bien dans mes chaussons on m’en veut on aimerait que je disparaisse alors la solitude et la vieillesse ça chamboule tout dans les méninges ça bouscule l’ordre du monde les rancœurs et les rancunes ça fait mal la vieillesse ça fait peur parce que demain
Très, très beau. Portrait touchant et si réaliste. Tristesse. Merci pour ce texte que j’ai beaucoup aimé.
Merci beaucoup Anne,j’ai aimé écrire ce texte qui part d’un réèl qui me touche.
Texte coup de poing, qui tape là où ça fait mal, la vie qui va, qui s’en va, on se laisse couler ou pas, on choisit pas toujours non plus, les mots, le rythme participent, dessinent ce portrait émouvant d’une tristesse infinie. J’ai mal et je suis admirative, et c’est peut-être le pouvoir de vos mots qui font qu’on peut être les deux à la fois. Très beau texte.
Merci Monika! Partant du fond, j’essaie de travailler la forme pour éviter de tomber dans le pathos… Et ravie que cela puisse toucher !
C’est très beau. En une seule phrase de quelques pas feutrés.
Merci Nathalie, c’est drôle ! je venais de lire votre texte : « comédie des astres » et je me disais qu’entre les pantoufles écrabouillées et les chaussons de danse, il nous semblait important de passer par les pieds pour donner corps au personnage ! Pensée du jour …