1 – Si j’étais photographe, je me consacrerais aux cerisiers en fleurs. Cela me prendrait quinze jours dans l’année. Je me contenterais de mon cerisier au fond de mon jardin. Ses fleurs sont blanches. Chaque année, ce n’est qu’une fleur pendant quinze jours. Pas plus, pas moins. Quinze jours de fleurs aux alentours de Pâques. Des fleurs d’une blancheur que mon smartphone attrape, capte et restitue dans un rayon de soleil, au coucher de celui-ci. Je pourrais prendre mon cerisier en fleurs de pied en cap, du côté de mon salon. Mais pour capter ses fleurs, mieux vaut aller au fond du jardin, au petit matin, au grand matin, le midi, l’après-midi, en fin d’après-midi et le soir. Ses fleurs bougent, se meuvent selon les caprices du vent. Si j’étais photographe, j’essaierais de restituer ce mouvement des petits bouquets qui se disséminent sur la pelouse au gré du vent, au fil du temps. Mon smartphone choisit lui-même sa mise au point, fait son autofocus en fonction de la position des petits bouquets de fleurs, de la branche sur laquelle ces fleurs blanches se sont regroupées. Au coucher du soleil, les fleurs blanches deviennent mordorées. C’est ça que l’appareil photo saisit quand on se cale, le soir, au fond du jardin, à l’heure où les poules sont prêtes à aller se coucher. Les fleurs blanches du cerisier prennent la teinte du ciel et du soleil, quelle que soit l’heure de la journée. Elles sont plus ou moins éclatantes et annoncent toujours une saison bientôt révolue.
2 – Je ne suis pas photographe et j’imagine la fleur blanche devenir ronde et rouge, sucrée et juteuse, dégoulinant ou accrochée aux oreilles, comme des boucles prêtes à se prêter à la coquetterie. Une chose que l’on ne voit pas encore à Pâques mais que l’on pourra peut-être voir début juillet, avec le temps de l’évolution et de la végétation qui en a à revendre tant qu’il ne gèle pas. Sur la photographie, on n’imaginera pas encore les Saints de glace qui ne sont pas encore passés. Il fait beau, il y a du soleil, et on pourrait presque croire qu’il fait chaud pour un mois d’avril. Autant de choses que l’on ne voit pas sur une photographie, mais que l’on peut peut-être pressentir. Il faudra attendre le mois de juillet pour voir la fleur de cerise. Et surtout avoir envie de la manger.
3 – Je suis dans mon salon, installée dans mon canapé rouge et je regarde cette masse blanche au fond du jardin, mon cerisier avec ses fleurs blanches. Sur mon canapé, je regarde les photos prises des fleurs de mon cerisier. Des fleurs blanches qui prennent la couleur du ciel. J’en laisse une sur Facebook, celle avec le coucher de soleil. Je la pose morcelée en deux sur Instagram. Et j’illustre un article de blog avec. Il y a quelques likes mais aucun commentaire. La photo est vue ou non, passe inaperçue ou fait partie des photos sur lesquelles on ne laisse aucun commentaire. C’est une photo qui se passe de son. Seule l’image subsiste sur les réseaux sociaux et ne passera à aucune postérité. Elle restera un souvenir pour moi sur Facebook et un cliché avec historique sur Instagram. Quant au blog, elle est juste là pour illustrer un propos. Elle se passe également de commentaire. Elle restera dans mon disque dur externe lorsque je l’aurais téléchargée de mon google photos. Elle sera dans les tuyaux de mon disque dur, classée selon la date et l’heure à laquelle elle a été prise. Je ne sais pas si je la regarderai de nouveau.
4 – Je sais déjà que je prendrai d’autres photos de mon cerisier en fleurs l’an prochain et dans les années qui suivront. Que je les posterai sur les réseaux sociaux. Qu’il y aura des likes, et pas de commentaires. Car tout se passe de commentaires devant la contemplation d’un cerisier en fleurs au coucher du soleil. C’est un instant bref et furtif, avec une couleur mordorée qui s’est accrochée au blanc des fleurs. Un instant bref qui restera gravé dans les tuyaux des réseaux sociaux et dans ceux de mon disque dur. On ne commentera pas parce qu’on ne verra pas forcément. Ca restera dans l’éther des ethernets.