Si j’étais cinéaste, je filmerais les dessins que la mer trace sur le sable des larges plages du nord, là où il y a de belles marées, visibles à l’œil nu. Ces croquis creusés par une eau qui se retire en vitesse comme si le chef venait d’ordonner à ses troupes de se replier et derrière cette eau fuyante, le sol est raviné de stries qui dessinent comme des arbres, multitude de troncs, de branches, si finement comme dessin délicat et savant.
Si j’étais cinéaste, je filmerais l’usure du sol abandonné par la vague, son assèchement, le dessin en formation jusqu’à celui qui sera le dernier. Il faudra sûrement couper, filmer plus loin et au visionnage arrêter précisément juste avant l’instant où le dessin va se brouiller, perdre de sa vigueur. C’est le mouvement qui m’intéressera, c’est lui que je traquerai en définitive. Je filmerai dix dessins différents. Mais avant j’étudierai le phénomène qui ne semble pas avoir lieu chaque jour. Peut-être est-il tributaire des saisons, du coefficient de marée, de la météo. Lorsque j’en saurai plus, j’attendrai cette heure précise où la marée se met à sa table de dessin. Il faudra que je puisse sortir à toute heure du jour, la nuit n’étant pas concernée par mon étude.
Mais je ne suis pas cinéaste. Mon plan : non pas attraper le dessin tel qu’il est à la fin du film, mais donner à voir son évolution depuis le début, le sable uniforme comme une feuille blanche en attente. Son creusement progressif en donnerait l’essence à celui qui voudrait le dessiner sur papier ou le broder, bien que je ne pense pas qu’on puisse y parvenir dans cette dernière option, le caractère discontinu du point à point s’opposant au rendu de la 3D du sable sculpté. Ce serait un film muet obligatoirement par souci de garder la concentration du spectateur sur le visuel ; le bruit de la mer, un cri de mouette, le martèlement des sabots des trotteurs qui se précise puis s’amoindrit risqueraient de détourner l’attention. Le film présenterait un seul dessin et il tournerait en boucle. On pourrait commencer sa visualisation à tout moment. Au milieu et regarder la fin puis tout depuis le début et ainsi de suite selon le temps dont chacun a besoin. L’esprit aurait le droit de s’échapper, mais en toute liberté, pas à cause du bruit qui survient et qui serait comme imposé. Seul le regard demeure captif. Le film serait projeté dans une salle d’exposition et on pourra le regarder assis, le corps soulagé de quitter la station debout et le long et douloureux piétinement face aux œuvres.
L’avenir de mon film est incertain, parce que même en imaginant que je parvienne à faire un choix, que sur les dix dessins filmés je puisse en rejeter neuf, je crois que les gens n’apprécient pas les films muets où il ne se passe rien.
Quel meilleur sujet pour l’image-mobile que celle destinée à disparaître ? Un peu de permanence dans le singulier mouvement de répétition des vagues. Votre film en boucle comme un contre-ressac. Une anti-mer. Voilà quelque chose d’éminemment fantastique.
Quel superbe commentaire
Oui c’est tout à fait cela
Merci de votre lecture et de votre commentaire qui est comme récit poétique d’un visionnage, raconter ce qui a été vu. Une nouvelle histoire.
Anne, vous êtes une incroyable conteuse
Tout est pris, tissé dans le fil de la narration, du geste qui se décide sans explication, à la sensation la plus immatérielle,
Finalement tout s’étiole
et tout avance
Merci, chère Françoise, de votre lecture si bienveillante. Venant de vous qui filmez… Elle encourage.