vers un écrire film #5 | partir, finir

Je veux imaginer cet instant, cet instant quand elle prend sa décision de partir. Je n’ai jamais cru au coup de tête ; à la petite goutte d’eau qui fait déborder l’envie de fuir. Pourquoi ce jour et pas la veille ? Rien de particulier à ce moment-là depuis l’extérieur de sa vie à elle. Rien d’autre que de son habituel. Et pourtant elle est bien partie, sans laisser d’adresse, sans rien dire, sans même laisser un petit mot. Partie juste avec un minimum, sans rien de précieux ou de mémorable. Rien. Mais de son dedans, tu sais quoi ?

Je veux imaginer cet instant, cet instant quand elle prend sa décision de partir. Je la vois couchée sur son lit, yeux tout ouverts sur le plafond, musique sur les oreilles. Elle se dit qu’elle doit se lever, se diriger vers l’armoire, saisir son sac à dos, faire le tour de la maison et enfourner de quoi être au chaud, à l’aise et propre. Un tour à la cuisine pour récupérer une lampe, une gourde, quelques provisions et bientôt, d’un geste vif, elle se voit claquer la porte sur cette période de sa vie. Ou bien, tout est déjà prêt dans le sac, depuis la veille. Elle aura préparé son coup bien à l’avance, à l’aide de tutos soigneusement visionnés. Ou peut-être sans rien, partie sans rien. Je ne la connais pas assez pour dire, pour être dans sa confidence.

Je veux imaginer cet instant, cet instant quand elle prend sa décision de partir et qu’ils ne se doutent de rien. Trop englués dans leur vie de routine. Après, devant l’évidence, ils ont sans doute dit : « On savait pas, on a pas compris, si gentille, si serviable, elle… ». Ils ne voulaient pas voir, pas prendre au sérieux, relativiser ça ils savent, elle a bon dos la crise. Les siennes datent de si loin… Elle part mais eux restent avec leur vie d’étriqués, dans ce vide d’elle et de leur trop grande maison de maintenant.

Je veux imaginer cet instant, cet instant quand elle prend sa décision de partir. Peut-être qu’à ce moment-là elle regarde la photo sur son bureau. Cette photo, je voudrais savoir si elle l’a emportée. Qui me dira ? Elle nous a tellement raconté son trouble, le trouble qui l’a saisi quand elle l’a trouvée au fond d’une boîte à chaussure. Ce trouble de se voir elle, elle pareille dans un beau tirage noir et blanc, mais elle, dix ans avant sa propre naissance.

Je veux imaginer cet instant, cet instant quand elle prend sa décision de partir. Dehors, derrière la fenêtre de sa chambre, l’arbre de la rue agite ses branches vers elle. Le temps d’automne et la nuit qui tombe peu favorables aux grands envols. Peut-être qu’il est venu là, l’attendre un soir de plus avec sa moto ronflante ? Peut-être qu’enfin, elle s’est dit, pourquoi pas ce soir ? Pourquoi pas maintenant après-tout ? Pourquoi pas avec lui ?

Je veux imaginer cet instant, cet instant quand elle prend sa décision de partir et ce dernier regard d’elle pour ses choses. Elle le sait, elle ne les reverra sans doute jamais. Elle se dit ça peut-être. Mais ce dernier regard ne la retient pas. Elle a décidé de rompre avec la nostalgie. Elle est déjà partie dans sa tête. Elle marche, elle court. En route !

Je veux imaginer cet instant, cet instant quand elle prend sa décision de partir et j’aurais trouvé rassurant qu’elle pense à moi alors. Mais non, je sais la douleur trop forte dans ces moments-là. La souffrance insinuée dans le moindre recoin des pensées, à écraser tout espoir. Mettre un terme à tout ça pour elle donc partir, finir. Et soi, rester, imaginer.

A propos de Jérôme Cé

Surtout lecteur. Cherche sa voix en écriture avec les cycles du Tiers-Livre depuis pas mal de temps. Un peu trop peut-être. (ancien wordpress et premières participations aux ATL) https://boutstierslivre.wordpress.com/

3 commentaires à propos de “vers un écrire film #5 | partir, finir”

  1. en fait j’aime beaucoup la répétition et la juxtaposition de cet instant, plaisir de lire les différentes hypothèses, impression d’avoir rencontré quelqu’une, merci merci

  2. interrogation persistante tout au long de la lecture sur ce « partir »
    que contient il exactement ?
    il m’évoque le pire… je préfère penser qu’elle est partie avec lui

  3. Oui, cette interrogation qui longe la lecture : le partir définitif ? Il y a « finir » aussi dans le titre : un non-retour qui renforce l’idée. Mais le texte lui-même se nourrit tant de concret qu’on hésite, on veut croire qu’il s’agit d’un changement de lieu, même si on sait que non. J’aime l’illustration de cette litote !