Je veux saisir cet instant précis où ses doigts courent sur le piano. Des doigts longs et effilés, avec des mains fines sur lesquelles des fleurs de cimetière ont pris place au milieu des veines bleues et saillantes. Elle, c’est madame Proust. C’est la voisine et elle est pianiste. (elle a des mains de pianiste, je crois) Elle donne des cours de piano à la petite fille de huit ans. C’est la voisine et la petite fille entend tous les jours madame Proust faire ses gammes. Tous les matins, inlassablement.
Je veux saisir cet instant précis où elle joue cet Art de la fugue, œuvre inachevée de Bach. Inlassablement, madame Proust répète les mêmes notes, tous les jours, après les gammes du matin. La petite fille entend les notes monter depuis la fenêtre de la salle de bains qui donne sur le jardin des Proust.
Je veux saisir cet instant précis où la petite fille sent l’odeur de cigarette monter depuis la fenêtre de la salle de bains. Madame Proust fume. A chaque fois que la petite fille se rend à son cours de piano, le cendrier, posé sur le piano demi-queue dans le salon des Proust, est toujours plein. Madame Proust fume et tousse. Elle se prépare à un concert. Le concert a lieu dans un mois.
Je veux saisir cet instant précis où madame Proust répète exactement les mêmes phrases musicales, trébuche sur les mêmes notes, pour ensuite reprendre le cours du morceau, de cet Art de la fugue composé pour un clavier.
Je veux saisir cet instant précis où les notes de musique sont martelées sur ce piano demi-queue, presque un piano de concert, un piano noir installé dans le salon de la longère dallé de carreaux noirs et blancs.
Je veux saisir cet instant précis où la technique de madame Proust l’emporte sur la mélodie, l’emporte sur le rythme, l’emporte sur cette partition inachevée qui prend son essor sous les doigts de madame Proust qui répète avant le concert, inlassablement.
Je veux saisir cet instant précis où madame Proust prend son crayon de papier pour noter sur la partition une coda, une respiration, un nouveau rythme qui sera mieux approprié à son propre rythme intérieur et à ses doigts. Elle prend une cigarette, la hume et la fume, et la laisse se consumer dans le cendrier posé sur le piano. Le cendrier se remplit au fur et à mesure de la matinée. Les notes sont sues, le rythme n’est pas encore là. Il n’est pas tout à fait assimilé. Les doigts de madame Proust courent sur le clavier du piano, à la recherche des touches noires et blanches, à la recherche d’un rythme qu’elle a dû mal à s’approprier.
Je veux saisir cet instant précis où les hésitations de madame Proust la renvoient à ce fameux concert qui aura lieu dans un mois, dans la salle des gardes du château d’Aurelcastel. Elle se projette déjà, elle s’y voit, avec sa robe longue et noire, son petit gilet noir brillant. Elle s’y voit mais elle n’est pas encore prête. Ses mains sont moites, elle a déjà le trac. Elle a fait ses gammes mais elle n’arrive pas à posséder cet Art de la fugue dans ses doigts, dans son rythme et dans son phrasé. Elle a 75 ans madame Proust, et des fleurs de cimetière courent sur ses mains. La petite fille l’écoute depuis la salle de bains.
Je veux saisir cet instant précis où ces tâches brunes sur ces mains font penser à la petite fille qu’elle aussi a de petites fleurs de cimetières sur ses mains, des petites tâches de rousseur qui apparaissent l’été, des éphélides qui courent sur ses mains et sur ses bras. (elle n’a pas des mains de pianiste, enfin je ne crois pas) Elle écoute l’Art de la fugue de Bach que joue son professeur de piano. Elle ira la voir, le jour du concert, dans la salle des gardes du château, là où il y a une cheminée surmontée d’un grand cerf en pierre. Ce sera le premier concert de sa vie. Elle s’en souviendra plus tard, de toute cette cérémonie, de tout ce cérémonial pendant le concert qui l’avait intimidé. Elle se rappellera des notes de musique, de la partition exécutée sans hésitation, du piano qui joue, des bras et du corps de la pianiste qui se meuvent au-dessus du clavier et des spectateurs qui applaudissent à la fin, et uniquement à la fin. Madame Proust avait une grande robe noire en mousseline, avec un petit gilet noir plein de strass noirs. Il y avait un feu qui crépitait dans l’immense cheminée. Et la salle des gardes était pleine à craquer. Elle se souvient du silence dans la salle pendant le concert. Ce silence qui l’avait intimidé et qui lui avait plu. Ce grand silence et cet Art de la fugue qui lui avait donné envie de rester.