Quand le grain de pluie fait son staccato de rue, y geignant de sa grisaille affreuse, tu sais d’emblée que l’estomac sera tordu d’aigre-doux, légèrement opaque, pressé d’en finir, cherchant l’absolution en fin de journée. Le dernier ding qui sonne la fin des cours, la fin des cris, la trêve des ricanements, l’œil de biais sur les visages, le corps entier planté debout face aux élèves, le dos indévissable qui ne tourne pas, le sourire qui jamais rien n’effleure, mais le plissement inquiet des sourcils, se lit dans les rides, la peau blême, le tord-boyau de l’insomnie finit sa nuit dans la gorge, au niveau des battements de la tyroïde, battements du glas, battements des veines, l’artère encrassée, une boule de suif au creux du bide, l’ample décérébration du vivant en face de toi qui jubile et se tord de rire, le quartier en ferraille dans les hanches qui gigotent, leur hanse de chair coule dans l’air des chuchotements vils, la bouche comme une lucarne, les tirs précis, l’attitude fielleuse, le sucre fade, tu piétines sur le linoléum, personne ne pourra vivre là, dressé toute la journée à assouplir la meute, ton oreille percée de leurs ripailles, tandis qu’il s’enfonce à ton secours, ton rêve de scaphandre pris dans la glaise d’un sous-sol, pour qu’on t’oublie, qu’on t’oblitère. Alors les mains. Les tiennes pressées l’une contre l’autre, tresse ambivalente qui attire les regards, légers serpents de chair, le coude arqué décolle, se raccorde maladroitement au second morceau de toi, qui est ce corps debout devant la classe, glisse et persiffle la rigole, sans pouvoir te perforer, glisse sur glue de ton ventre, n’arrive pas à déficeler ce corps debout, le bras jeté devant pour appuyer le mot, ton dos à quatre centimètres du tableau qui, cela fait bien longtemps – n’entend plus dans son mur, ne peut plus témoigner, sert à peine de porteur. Pourtant le dos n’ignore pas la force de l’aimant qui pousse et te déplace, tu avances vers le premier rang, tu sais qu’il faut presque y coller le ventre, rentrer dans la masse, puis rentrer dans l’allée, la diagonale du regard par-dessus les têtes, la marche perpendiculaire, force de la tour, stratégie guerrière, rester en amont, exactement toi, entre le premier et le deuxième rang, côté cour pour l’offensive, la déstabilisation de l’ensemble, les yeux plantés côté jardin, pour y jeter des fleurs, de longues explications enchevêtrées, embaumer loin devant, là où penchent les sourires, là où bruissent les étoffes, trémoussent les godasses, substances informes par trop voyantes. Les corps déformés, tu les vois flous, trop vu trop vu trop souvent trop vécu, le poids de l’usure, et le jeune qui soudain, s’octroie le droit, d’ouvrir la fenêtre, la vitre coulisse, le bruit des travaux rentre dans la vaste oreille de la classe, fait trembler les cloisons, t’as plus le temps, le son dévaste, dépanoplie ton moi, tout ce que tu fais à cour et tout ce qu’ils font à jardin, tu pourras plus, tu peux déjà plus, faudra pourtant, revenir demain, après-demain, dans la semaine toute la semaine, que ce soit pluie que ce soit grêle que ce soit toi, chaleur infâme, cerveaux bouillis coléoptères, faudra venir et revenir, revenir forte, revenir joie, alors la vitre c’était de trop. La glaise du bruit déforme l’espace-temps, la fourmilière, caramel mou, la grande colère qui bégaie mal, ne sait plus quel chemin prendre en toi, et ce soudain, ce coup venu de la rue, hors-champ, vigile de l’ogre, vigile du gouffre, voilà qu’il crache sa forteresse, parmi la pluie qui force la grisaille, castafiore imprenable, cadence des muscles ouvriers, infatigables dans la broue du bitume, son chant féroce, l’usure du béton entre les dents d’acier, c’est une mitraille pleine de crachats – le marteau-piqueur vient de rentrer en scène, furieux, entier, dieu scaphandre, vengeuse enclume de l’ouvrier qui hurle, la gueule d’un vieux monstre violemment s‘encastre dans la classe, les gamins hurlent, t’as gueule putain fait chier, putain ferme ça, c’est chiant, les corps débraquent, s’irruptent dans le fracas, se couchent sur les tables, les mains dans les oreilles, alors si leste, course d’un chevreau sauvage, elle court à travers champs, le bras leste, le coude décahuté, la fière branche du bras, c’est la voix qui décoche, ses fleurs enchevêtrées, le bond d’un chevreuil par-dessus le précipice, ferme la fenêtre, la voix tressaute, le pique muraille dans la gorge, reprend ferme, hantée d’un tableau noir, projetée comme une balle sur son flanc, le mur qui la regarde, maintenant on reprend, on m’écoute dignement, on se redresse, on met enfin messieurs son cerveau en mode action, on oublie la déconnade, il faut faire un effort, sans ça c’est parti. On m’écoute. On m’écoute, la pluie fileuse et douce, évaporée danseuse dans petit jour de sable, ferme les yeux ma camarade, tu es tout ce que j’ai de plus précieux, le dos bien droit, posé fenêtre, corps en rambarde, douce et glabre par-dessus les toits. On écoute madame.
Belle évocation, juste.
Merci vivement Christian… ça fait plaisir
J’ai lu ton texte sans connaître la proposition d’écriture (beaucoup de mal à suivre en ce moment, trop de choses).
Tu décris poétiquement très bien la fragmentation de soi que l’on ressent en classe, l’éparpillement physique et psychique contre lequel la prof doit lutter pour ne pas se diluer ou se faire dévorer, rester solide face au groupe d’élèves qui, bien ou mal intentionné et le plus souvent bien quoi qu’on en dise, agit comme un corps polymorphe mouvant, imprévisible, très englobant malgré la frontalité du dispositif classe. En terminant la lecture de ton texte je me demande une fois de plus (question récurrente) pourquoi nous nous infligeons cela qui, finalement, a peu à voir avec l’enseignement.
Ce qui est juste dans le texte c’est cette ambivalence de notre corps. Rien de moins « normal » que cette présence dont la justifications ne tient la plupart du temps qu’à des idéaux dont les conditions concrètes nous refusent de les réaliser. Ce que j’entends ici c’est ce noeud de contradictions, ce besoin d’aller vers et se trouver confronter à une culpabilité collective qui nous dépasse. Ce qui est beau et douloureux c’est d’arriver à lui donner une expression rare et pudique. Parfois cela engendre la destruction parfois malgré tout le dépassement. En tout cas lerci Françoise.
oui merci Christian, parfois c’est un dépassement, on sort ivre de confusion, on ne sait pas comment le miracle s’est produit, je me souviens qu’en collège, beaucoup de collègues préféraient avoir la gueule de bois, surfer sur l’horreur, c’est parti on oublie tout, après ce sont des moments parenthèses, que j’ai pu vivre dans un collège de Bobigny (où certains jeunes prenaient… pour s’égayer un peu), il faut pouvoir, on nous demande juste, de pouvoir gérer, mais ils sont tout de même 35 par classe… ça fait drôle d’en parler, de rentrer dans le corps du truc
Grand merci chère Juliette, en fait ce sont des instants, des moments d' »inopérance », impossibles, toujours en fin de journée, qui brisent les forces rien que d’y penser – il ne faut jamais y penser, tout doit s’improviser… mais que faire de la pensée qui s’obstine ? oui il existe des classes ainsi, où, soudain, seul un incident inattendu, ici le bruit démiurge d’un chantier, vient tout remettre en ordre… par la violence.
admiration pour le texte, pour l’avoir écrit, et pas que cela
Tellement merci chère Brigitte, l’écriture c’est parfois un exutoire, on parle pas de ces choses, et puis de plus en plus, on te demande de passer outre, de voir le positif des choses, l’évolution des jeunes, et puis toujours être au taquet, le truc un peu fou, c’est qu’on y arrive presque, sauf parfois les fins de journée, là c’est glaçant… heureusement, l’inattendu vient parfois sauver un cours, c’est presque un incident drôle
ça n’a peut-être pas grand chose à voir, mais je me souviens de cet entretien avec Yves Montand dans le poste ou je ne sais plus où qui disait « non mais quand je descends des loges pour entrer en scène il m’est très souvent arrivé de vouloir tomber pour me casser la cheville » – et puis le tour de chant – et la danse – et les chansons… En tout cas l’ambiance est là (brrr) : affronter et continuer. Merci pour tout ça
Magnifique Françoise. La force du texte. Puissance. Force. Résistance. Merci.
Un immense merci pour ces mots si sensibles et généreux ma chère Nathalie, ça porte !!