Une chambre, un lit. Un matin d’hiver dont les persiennes n’infiltrent qu’une lumière grise, reflet d’une saison où tout, même la lumière, se décolore. Un lit et à l’intérieur, un corps, qui se tourne, et se retourne, se tord, hésite à se réveiller. Il y a des plis, ceux des draps et ceux du corps, qui se confondent dans l’interstice entre rêve et éveil. Et puis, draps rejetés, le lit s’ouvre comme une gueule. Assis au bord du lit comme au bord du monde, le corps hésite à prendre position, et d’une main, se masse dans le dos l’endroit endolori, dernier point d’opposition au jour qui vient.
Sous fond de feuille où un texte est photocopié, une main munie d’un feutre s’attarde sur un paragraphe, en souligne la dernière phrase, mais le feutre n’a plus d’encre. Poursuit avec un autre, sans plus de succès. Enfin, un troisième feutre, de couleur violette, permet un soulignage marqué, épais, régulier, qui remonte le paragraphe, entre les alignements des lettres, traçant son sillon jusqu’à la moitié, saute une ligne, et s’arrête sur les mots « N’ayant rien à ajouter ». On voit une reproduction de dessin à l’encre. La main s’éloigne du paragraphe, passe par-dessus le titre et au coin de la feuille inscrit avec le même feutre qui a servi à souligner le sigle « R.A.S », une première fois en lettres moyennes, sans volonté de style particulier, puis une seconde fois en très grosses lettres, en insistant sur les boucles et pour ainsi dire en forçant les lettres vers le dessin. Finalement, la main empile les lettres du sigle les unes sur les autres, formant un enchevêtrement de courbes et de lignes illisible.
Les citrons sont alignés sur la table. Ils sont coupés en deux, un par un, par un couteau efficace, puis pressés. Leur jus s’exprime et goutte à travers les fentes du presse-agrume. Une main vigoureuse s’assure que chaque demi-citron se soit entièrement exprimé, jusqu’à ce que la peau sous la pression se fendille et que la pulpe ressorte, signes que le citron est à sec. A mesure du pressage, une pile de demi-citrons évidés se forme sur le côté de l’ustensile, et ce monticule prend vaguement la forme d’une tourelle orientale. Ce campanile citronné est porté en équilibre par une paume – celle du presseur ? – jusqu’à la poubelle, où il chute, achevant sa gloire éphémère.
Les mains de l’enfant s’emparent d’une brique, l’emboîtent à la construction en cours, un bâtiment de type « base militaire » majoritairement blanc et gris, avec des fondations, des portes coulissantes et des passages secrets. La brique ne convient pas et l’enfant la rejette dans la caisse en plastique, parmi les centaines d’autres, sans plus d’égard. Les mains fouillent dans le tas, plongent et en remontant, égrènent les pièces, dans un geste rapide et sûr. Soudain, une nouvelle brique est choisie, et aussitôt encastrée dans le bâtiment où elle disparaît rapidement, fondue dans la masse.
Sous l’eau, sens dessous dessus, l’air se transforme en nouvel espace de baignade. La nageuse longe la ligne dans un crawl parfait, glisse en effleurant la limite entre l’air et l’eau. Rien, sauf le bord du bassin, ne semble en mesure d’arrêter son vol. Au fond, des membres s’agitent, se cognent mollement à la paroi carrelée, s’envoient des bulles. Les pieds discutent, la tête ailleurs. Le corps d’un enfant apparaît, en entier. Il fait la roulade et pendant un bref instant il saute sur la surface de l’eau, comme sur un trampoline. La lumière, venue de derrière, dialogue avec les morceaux de corps. Toute une vie aquatique s’organise à l’envers. Hors de l’eau, la maîtresse-nageuse, juchée sur sa chaise haute, penche la tête.
Un homme en train de traverser un paysage blanc, au volant d’un camion, visage tourné vers l’horizon qu’on ne voit pas, rougi par le froid. Le regard, même de côté, nous transperce par sa lumière. Un regard de croyant qui nous aveugle. Derrière l’homme, par la fenêtre, une lisière de forêt défile à l’infini. Mélèzes malingres, aux branches fines, milliers de pattes de mouches qui rayent la blancheur du paysage. Le camion roule sur une bande immaculée qui traverse la forêt. Dans le camion, le regard de l’homme semble trancher la forêt, abattre les mélèzes au fur et à mesure de son passage. Il contient une force rare. Les arbres pourraient aussi bien être des brindilles qu’un géant s’amuse faire à craquer entre ses doigts. La forêt est morte. Toute la vie s’est réfugiée dans le regard de l’homme.