Un homme de dos suit le mouvement de balancier d’une chaise à bascule. Sa tête seule ne bouge pas, figée en direction du mur qui fait face. Son chapeau, de guingois, est un canotier assorti à son manteau, tous deux noirs, comme ses cheveux, portés ras | Un mur lui fait face, grossièrement plâtré, rescapé d’un état de délabrement ou de siège, un mur qui tient encore debout mais pour combien de temps, vétuste, un mur de vieux, un vieux mur qui renvoie la lumière malgré tout, mais qui la renvoie d’une drôle de façon, à la manière d’une arme, d’une lame, un mur qui pourrait basculer très vite dans l’hostile, le cru, qui pourrait très vite se mettre à crier si on lui donnait une bouche, qui pourrait pétrifier si on lui donnait des yeux, un mur qui suinte de l’envie de vous dérober la vue, qui réussit presque, aveugle, à vous aveugler, et au milieu de ce mur, nous lisons l’empreinte d’un ancien tableau, un carré d’un blanc moins sale, mais d’une netteté d’autant plus malsaine, dont les contours rectilignes sautent aux yeux, telle une fenêtre qui attire le regard, un piège que rappelle l’épingle encore piquée au mur ; quel insecte, quel grand paon de nuit retient-elle que nous ne saurions voir encore, et qui se préciserait à mesure qu’opèrerait le charme ? | Nous prenons du recul, tant il est intenable de rester ainsi près d’un tel mur, à moins qu’un effet de blast invisible ne nous ait projeté, et fait revenir derrière le dossier de la chaise où l’homme en noir est assis, à moins que ce soit à travers le regard de l’homme que nous avons transité, mais alors, est-ce le mur ou le regard qui a provoqué en nous un tel malaise ? Peut-on comparer un regard à un mur aveugle ? Quel crime y avons-nous côtoyé, innommable, contenu dans ce regard, dans ce mur, qui à jamais nous alourdit le cœur ? | L’homme agit, mu par une énergie étrange, externe, sans cause, et il s’empare d’un porte-document en cuir noir, qui semble revêtir, au pied de ce mur, la plus importante insignifiance ; l’homme serait-il pressé d’y découvrir un ultime indice, le fin mot de l’histoire, la sienne, la nôtre ? | Sa main, veinée, vieille, bosselée comme le mur, sa main fébrile sort une enveloppe énorme, misérablement scellée par un bout de ficelle, mais bien ficelée ; deux rondelles nous regardent un instant avant que l’homme ne retourne l’enveloppe et que les deux œillets ne passent à la verticale, figurant à présent deux œilletons ; tout dans cette pièce risque de devenir œil, tout cherche à figurer le regard de l’homme, à le dérober sous nos yeux pour nous en présenter son absence. Nous sentons la fièvre, la sueur sous le manteau de l’homme, sueurs noires dans une pièce blanche, et nous avons l’intime conviction qu’un crime s’est passé dans cette pièce, se passe, va se produire, quand la main extrait de l’enveloppe ce qui ressemble à une photographie mais dont on ne distingue que le coin | Au moment où le coin de la photographie s’imprime sur notre rétine et que nous commençons à tenter d’en reconstituer l’intégralité, l’homme pivote la tête d’un mouvement net, reflexe, vers l’angle de gauche, vers le passé, vers la table basse et l’oiseau en cage | L’œil du perroquet fiché au milieu de sa tête emplumée qu’il agite comme pour chasser un parasite, observe l’homme| L’homme repose la serviette, se lève, déboutonne son manteau, l’ôte, avec un empressement retenu, toujours fixant l’oiseau | L’œil de l’oiseau, on dirait un autre oiseau ou bien ce n’est que l’effet de s’en être approché au plus près, on pourrait presque le toucher, on pourrait y pénétrer à moins que ce ne soit l’oiseau qui cherche à percer notre propre regard ; on le voit d’assez près pour distinguer des petites taches de lumière, des petits points blancs qui se détachent sur son œil noir, humide, ourlé de plumes, l’impression est qu’on pourrait s’y enfoncer comme dans un tunnel, un trou noir | L’homme dont le dos cache la cage s’approche à pas comptés, comme s’il voulait surprendre l’oiseau, comme si l’oiseau risquait de s’échapper de la cage, d’échapper à l’homme, et il abat son manteau sur la cage, fait disparaître la cage sous le noir du manteau, le regard noir de l’oiseau sous le noir du manteau ; mais ce faisant, la cage semble encore plus présente ; il touche de ses deux mains le manteau recouvrant la cage, la forme de la cage sous le manteau, comme pour s’assurer de la réalité de son action, qu’il a bien fait disparaître l’oiseau témoin ; ses mains expriment l’épuisement, une vie de travail, de signes, d’actions, de réactions, de peurs, de plaisirs furtifs, ce sont des mains usées à l’extrême | L’homme se met en branle et longe le mur décrépi, troué, et commence à faire le tour de la pièce, dans un mouvement circulaire qui réduit l’espace à un point de pivot, on recroise l’épingle et le cadre, on tourne, on a le tournis, on a du mal à poser notre regard sur la porte d’entrée, à peine y glisse-t-on qu’ on retombe sur l’angle où le manteau noir recouvre la cage, puis face au mur, devant la chaise à bascule et derrière l’homme dont nous n’avons jamais vu que le dos, mais dont nous n’avons pas besoin de voir plus, il n’y a rien d’autre à voir, tout le voir est sorti de cet homme, s’est déposé dans cette pièce, dans le monde en ruines dont cette pièce est le centre, sera toujours le centre, aussi évidemment que la pupille est au centre de l’iris, un œil éclaté en autant de brisures qu’une coquille d’œuf après l’éclosion, le regard s’est répandu à travers la pièce, le mur a bu le fond de l’œil, il n’y a plus de fond, il n’y a que des surfaces, des formes qui renvoient des lueurs plus ou moins nettes, des piqûres de rappel | Et l’évidente agressivité de ce dossier de chaise en forme de coccyx nous crève les yeux
« Peut-on comparer un regard à un mur aveugle ? »
Cette minute du film de B. dont vous faites un monde de questions et de sensations ; jusqu’à épuisement. Beaucoup aimé.
Merci Nathalie. Je cherchais à rendre cet épuisement et suis bien contente si ça s’est opéré. Je vais m’emparer de ce texte entre autres et du film des B. pour une création en musique improvisée/performance textuelle, à suivre…