Si j’étais peintre, je voudrais saisir la forme exacte des coquillages pyramidaux qui s’accrochent au granit sur les côtes battues par les vents, les vagues et les marées, forme unique et multiple à la fois, et reproduire aussi leur couleur d’écume. Je les chercherais, j’en découvrirais partout, dans les anfractuosités des rochers, près des flaques laissées par le jusant, affleurant sous le varech et je choisirais ceux que je veux dessiner. Je marcherais des heures sur le sol inégal, rugueux et bosselé, sur les intervalles plats de sable mouillé, et je m’arrêterais des heures pour dresser des croquis, relever les couleurs. Carnet, crayons, un peu d’aquarelle. Le tableau se ferait ensuite à l’huile, en atelier. Quand la mer remonte, elle les recouvre. Je tournerais le dos à la mer, au Fromveur, aux phares, à l’océan. Il me faudrait chaque jour revenir, à heure fixée par la marée.
Je ne suis pas peintre et j’habite très loin. Je ne peux qu’imaginer l’émotion qu’on éprouverait en voyant sur la toile ce condensé, cette quintessence d’univers marin. Parmi les gens qui visitent les galeries d’art, sous la plante de leurs pieds, certains se souviennent de la rugosité de la roche granitique. D’autres l’ignorent, ainsi que l’odeur d’iode, ainsi que le goût fade et la consistance du mollusque, quand la lame d’un opinel a séparé son pied de son support rocheux. Peut-être que ma peinture leur communiquerait mon envie puissante de partir là-bas. Il me faudrait prendre un train, et puis un bateau, et puis un vélo, apporter tout mon matériel car les commerces de l’île ne sont pas fournis, il me faudrait trouver un logement, avec la possibilité d’en faire un atelier, d’y poser un chevalet. Il me faudrait de l’argent. Il me faudrait du temps. Et pendant ce temps, accepter dans la durée la dureté des éléments.
Ce serait une série de tableaux en plans rapprochés, parfois même en très gros plans, qui montreraient chacun plusieurs de ces coquilles en pyramide, leurs nervures, la finesse des dégradés, et les gros grains qui composent le granit, des points noirs, des points beiges, des points roses, du gris, et l’effet de reflet mouillé sur le rocher. Des huiles sur toile, sans encadrement, carrées, de format moyen, 60 par 60, au maximum 80, alignées à l’horizontal sur un fond de mur gris perle. Aucune consigne vestimentaire ne serait donnée aux visiteurs, ni au personnel de la galerie. Le titre serait Patelles à Ouessant, mais j’aurais hésité à employer « bernique », comme on dit en français en Bretagne (en breton, c’est « brennig »). En tout cas, pas l’arapède qui se fixe au calcaire blanc des rives immobiles de Méditerranée. Patelle, moins couleur locale, souligne mon statut de peintre en visite. Ni cartel, ni aucune notice explicative ne figurera à côté des œuvres. Elles seront brutes sur le mur nu.
La forme simple et irrégulière d’un modeste coquillage se transforme sous le regard en petit tas de sable ou en symbole solaire.
Très beau, Laure. En lisant ton texte, je découvre le fond de la consigne d’écriture et j’avoue que c’est assez bluffant ces quatre paragraphes à la fois si différents et si attachés.
Merci Jean-Luc, il se peut que la contrainte formelle m’ait aidé, ainsi que le mode d’emploi pour chaque paragraphe. Et puis la tentative ne serait-ce que de s’essayer à imiter Cortàzar, cette écriture fascinante, que c’est stimulant !
je veux les voir pour vérifier que c’est ce que j’ai vu en lisant
Je te dirai si je me mets à la peinture, pour l’instant je n’ai que des galeries de mots à proposer…
Comme c’est réussi ! Un étrange cheminement à la fois côté peintre et ensuite côté visiteur de galerie et c’est si visuel, peut-être plus vrai que la réalité. Le conditionnel pour nous rappeler que cela ne l’est pas. Merci.
Merci beaucoup Anne pour ce gentil commentaire !
Comme elles sont belles ces patelles. J’irais bien voir l’expo.
Merci beaucoup Louise, si seulement ! J’habite bien loin de la pratique picturale !
Quel souci du détail et des matières ! Aucun sens n’est laissé à l’abandon. Les toiles sont déjà là et la Bretagne avec elles. On peut dire que tu as su t’emparer avec brio des consignes de l’exercice. Bravo !