Si j’étais musicien, je composerais une symphonie comparable au chant des oiseaux. J’essaierais de retrouver la plénitude qu’on éprouve quand, dans la nature, quelques pépiements viennent vous glisser à l’oreille l’impératif libératoire, le décompressage salvateur, l’abandon exutoire. La technologie des sons et de la musique est suffisamment riche pour imiter le chant des oiseaux. Mieux, des bruiteurs et autres siffleurs, que je crois savoir professionnels, sont capables de reproduire avec leur simple bouche le cou-couk-couk de la tourterelle turque, le hou-hou-houououou-iiiik de la chouette hulotte, le tiu-tu-tut/tiu-tu-tut du chevalier gambette ou encore le mélange de gazouillis et de rutututu de la fauvette babillarde. Mais là n’est pas l’objet de ma quête. Si j’étais musicien, j’inventerais une musique qui évoque les mêmes sentiments, les mêmes envolées réflexives, les mêmes bulles de sons et de notes qui emplissent l’air en dispersant leur pouvoir d’ouverture au monde. Il y aurait tous les instruments dont la musique symphonique dispose. Et plus même. Tous les instruments à cordes, les cuivres, les bois, les instruments à percussion. La flûte, le piccolo et le pipeau, le piano, la harpe et le clavecin, le violon, le violoncelle et la contrebasse, le vibraphone, la timbale et la cloche, la trompette, le cor et le tuba. Sans compter tout ce que l’homme peut produire comme musique sans instruments avec son corps, avec sa voix, sa peau, sa tête, ses mains, ses pieds. Si j’étais musicien, je créerais le chant de l’homme.
Je ne suis pas musicien mais cette symphonie, sans que je puisse en désigner les notes, existe dans ma tête. Ce qui me manque, c’est de quoi construire un pont entre mon imagination et la réalité. Pour la mettre en notes, en partitions, en vocalises. C’est juste ça. Pour que les hommes et les femmes du monde entier, partout où ils se trouvent, au cinéma, dans la file d’un supermarché, sur leur canapé, devant leur ordi, puissent entendre ce chant de l’homme. Mon chant de l’homme. Je ne suis pas musicien parce que si je l’étais, je saurais que la musique a été inventée pour cette seule raison : faire entendre le chant des hommes, celui qui habite leur tête. Dvořák, Saint-Saëns, Stravinsky, Tchaïkovsky. Tous ont mis en notes le chant qui habitait leur tête. Mais ce n’est pas le mien. Le mien serait muet. Une symphonie muette où les oiseaux qui me parlent chanteraient aux oiseaux qui sont dans la tête des gens, des notes qui n’existent pas puisque je ne suis pas musicien. Un chant d’oiseau, un chant d’homme. Juste mon chant d’homme.
Cette symphonie n’a pas un grand nombre de notes différentes. Certaines sont assez hautes pour qu’on y sente le vent des astres et d’autres, suffisamment basses pour qu’on y perçoive les vibrations de la terre. Aucune n’est superflue. Aucune ne copie ce que dit déjà une autre note, aucune n’est en trop. La tessiture est celle de ma voix intime, celle que j’entends résonner dans mon corps. Celle qui me parle à l’oreille aussi. A l’instar du chant de certains oiseaux, des phrases de quelques notes se répètent en se suivant. Avec, souvent, quelques infimes variations. Un enchaînement de gazouillis, vibrato, glissando comme un mantra. Une bise qui se renforce avec les répétions pour devenir une tempête. Une tempête puissante, sereine, muette. Le mieux, pour écouter cette symphonie, est une salle de concert en plein air au milieu du désert. Ou tout en haut d’une montagne. Ou dans l’espace. Mais ces salles de concert sont rares, d’autant plus qu’on ne reste pas assis durant l’écoute. Il faut être en mesure de bouger, de marcher, de courir, de voler, de nager. Alors, le plus facile reste de se mettre dans les oreilles des écouteurs branchés sur une quelconque source audio et de fermer les yeux. C’est important de fermer les yeux pour sentir le vent. C’est important, aussi, pour ne pas tomber dans le gouffre qui s’ouvre devant vos pieds. Dans sa version originale, c’est une symphonie d’une durée de quarante-sept minutes et vingt-huit secondes, jouée par soixante-et-un artistes musiciens et un chef d’orchestre, disponible via les plateformes de streaming, sur CD, vinyle et dans la forêt derrière chez moi au printemps.
Ma symphonie ne parlera peut-être pas à tout le monde, elle ne plaira peut-être à personne d’autre que moi mais elle sera une porte ouverte sur un monde, une porte sur le palier de laquelle je me tiens.
Merveille ce chant d’homme ! Le pouvoir des mots alors qu’on est parti de rien ou de si peu, un pépiement. Merci.
Merci. On est au printemps, après tout…
C’est fort dans ce texte l’impression que l’on a en lisant, que le déferlement des mots fait musique et j’aime beaucoup la précision absurde de certains passages, joli renvoi à l’envoyeur Cortazar!
Merci beaucoup. Très touché.
Un chant de gorge qui parle à l’oreille — voilà qui me semble très proche de l’écriture… J’ai l’impression que ce chant d’homme, les meilleures conditions pour l’entendre, c’est de le chanter soi-même
C’est exactement ça. Le chanter soi-même. Merci.
Merveilleux ce chant !
Merci Helena.
Le mystérieux chant de la nature, bravo.
Le mystérieux pouvoir du printemps. Merci.
Ton texte me fait rêver, quelle ouverture au monde, c’est fabuleux ! Et les entrelacs du réel et du fantastique me fascinent, car ce chant existe bel et bien, nous le savons tous, sans qu’il ait besoin d’exister vraiment.
Merci Laure. Oui, ce chant existe, c’est sûr.
Habile réflexion sur le glissement permanent du réel à l’art, de l’art au réel, du médium à la sensation, de la sensation à l’imagination. Dans ce texte, par-delà le délicat tissage des phrases, c’est bien l’esprit du fantastique que l’on retrouve : subtile déplacement des lignes qui nous rend incapables de dire ce qui est le plus vrai. L’oiseau, son expression, son empreinte, ce qu’il en reste.
Merci pour ce commentaire. Il m’a fait cogiter sur un projet personnel. Depuis, ça mijote et je crois bien que je vais aller approfondir ça. Merci beaucoup.