Au premier étage
C’est le temps très lointain de la petite enfance, un temps de souvenir presque inconscient et pourtant très précis. Il restait dans la ville de Caen un seul cheval et la carriole qu’il tirait. Longtemps avant qu’il entre dans la rue, on reconnaissait de loin le son unique des sabots sur le pavé, le choc de l’ongle sur la pierre, qui accrochait l’oreille et s’approchait en clopinant.
À la piscine
À chaque respiration, les éclats de voix, les éclaboussures, les éclats de la lumière réverbérée à la surface du bassin où se cassent les vaguelettes produites par les mouvements des nageurs, à chaque plongée, le bruit assourdi qui m’explose à nouveau aux oreilles quand je sors la tête, avec la clarté blanche et bleue des carreaux sous la voûte, chanfreinés comme dans les couloirs du métro, je m’enfonce, ma vision se trouble, la ligne bleue marine au fond de la piscine se brise. Je ne pense plus à rien, je ne suis que muscles, battements, souffle, mouvements, odeur de javel, résonnance des sons, respiration, plongée, échos dans mon cerveau, entièrement au bonheur de flotter entre deux eaux.
À la cuisine
Le bruit de l’eau qui frémit, qui passe du froid au chaud, qui enfle peut-être sous le couvercle, le souffle de l’eau à l’instant de bouillir, le bruit de l’eau qui bout, des bulles à la surface.
À la Sorbonne
Nous n’étions pas très nombreux à assister au séminaire, mais cela fit du bruit quand nous sortîmes de la salle. Le vieux parquet craquait, une nuée de jeunes voix souleva la poussière, on entendit le froissis des feuilles fourrées dans les cartables, ou soigneusement rangées, c’était chacun, l’écho d’un vers de Virgile, hexamètre dactylique, et du souffle vibrant de notre professeur. Pour bien comprendre le théâtre classique, avait-il insisté, il fallait être calé en épopée latine et en tragédie grecque, le iambe et le spondée. Ces mots à retenir, ces rythmes compliqués me trottaient dans la tête. Nous voletions, piaillant, nous ruant vers le couloir, les blousons comme des ailes lancés sur l’épaule. Bloqué un instant à la porte, je dévalai l’escalier pour rattraper Véronique. Je n’avais pas envie tout à coup d’être seul pour revenir chez moi. Je voulais faire chemin ensemble jusqu’à Denfert-Rochereau. Ce n’était pas mon plus court trajet, mais il me permettait d’avoir sa compagnie. J’emboîtai son pas ; drôle de mot que ce verbe à couvercle, à enfermement, à cachette, pour décrire un commun mouvement. Nos semelles couinèrent sur le linoléum qui, au rez-de-chaussée, remplaçait le bois. Une lumière crémeuse nous empêtrait, rose, virant à l’orange. Nous nous mîmes à parler du chant IV de l’Énéide, la voix de Véronique était nette, quoique peu sonore.
Une fois dans la cour nous hâtâmes le pas, non pas que nous fussions pressés, mais nous avions envie de rentrer chacun au chaud. L’automne s’installait. La pluie tombait à moitié sur les courbes baroques des bâtiments de Richelieu. Tout n’était que du gris (aux nuances de bis, ou de noir pour l’ardoise), mais tout était joli, d’une stricte harmonie. Je pensai à Rimbaud pour qui le a était noir : pour moi il est bleu. En haut de la coupole, le clocheton de la chapelle carillonna midi. On pouvait lire l’heure sur une grande horloge. Il sonnait même les quarts d’heure. Les jours d’examen, je trouvais fort utile cette scansion du temps. Les pavés de la cour, arrondis par des siècles de pas traînants d’étudiants, avaient la même couleur que les pigeons qu’on entendait râler contre la météo. Nous plaignions Didon.
Sur la place de la Sorbonne, la grisaille nous saisit encore plus. Les arbres n’étaient plus des arbres mais les hérauts de la saison en marche vers l’hiver. Leurs troncs portaient le deuil, se faisaient discrets, gorgés de sanglots pluvieux. Une humidité grise et visqueuse s’accrochait à leurs branches et s’attachait aux murs. Le jour était bas toute la journée.
Je remontai d’un geste sec la bretelle du sac qui me pesait sur l’épaule. Véronique, presque à mon bras, parlait toujours de prosodie et toujours un peu trop bas. Sa voix était beaucoup plus fluette qu’elle. Nous avancions dans Paris fatigué par la saison, d’une hâte tranquille, contents de mettre nos pas dans nos pas, de scander, chemin faisant, notre discussion sur la poésie antique. Mon pas résonnait plus fort que le sien, ça choquait mon oreille, qu’à côté d’une fille ce soit mes talons qui claquent, même s’ils renvoyaient un écho grave et mâle. Je mettais un point d’honneur à être bien chaussé, c’était la base de l’élégance de mon personnage de dandy latin, je ne sortais pas en baskets et j’aurais trouvé aimable que la gent féminine dans sa totalité fît l’effort de se percher un peu, pour qu’au son du talon j’aie l’idée de la jambe, puis de la jambe, la fesse, et de la fesse, le reste, et que sous l’épiderme un frisson me parcourre qui me fasse dresser pas seulement l’oreille. J’étais peu sensible aux vers de Rimbaud, sauf celui-ci que je choyais depuis mes années de collège, Tout en faisant trotter ses petites bottines…
En bonus : Bruitages (une nouvelle écrite il y a plusieurs années à laquelle cet exercice m'a fait penser). https://carnetsdelaurehumbel.blogspot.com/p/bruitages.html
J’apprécie beaucoup vos textes, en particulier La piscine et les sensations que j’aurais bien voulu, comme vous, épingler. Et La Sorbonne : quelque chose de la jeunesse, quelque chose du désuet, et célébration de la poésie et de sa cadence. Pour finir cette attention aux pas, à la façon de les marquer, et qui renvoie à la poésie et aux poètes. Merci.
Merci beaucoup Sylvie pour vos commentaires !
écrit bien le dandy
Merci Brigitte, ça me fait plaisir de lire ton commentaire, car « il » a pas mal travaillé non seulement à son apparence mais aussi à la métrique de ses phrases.