Un. Je suis le vent, je suis l’air. Aucun poids, aucune entrave, je suis libre. Juste un esprit. Une idée, une pensée, un battement d’aile. Je vole dans la nuit silencieuse libéré de toute contrainte. Pas faim, pas soif, pas sommeil, aucune douleur, aucun souci, aucun ennui. Je suis au-delà de l’être, je suis l’oeil omniscient, je suis le tout. J’étais la souffrance, la douleur, la fatigue, la sueur. Un instant, juste un instant. Le temps d’appuyer sur un interrupteur, le temps de fermer une paupière, le temps de sentir le contact de la boule de cuir lourde et pesante sur ma tempe. Je suis le foetus dans le ventre de ma mère.
Deux. Je suis un arbre abattu. Je gis sur le sol, étendu de tout mon long. Qui donc m’a coupé les jambes ? Qui a éteint la lumière ? Que s’est-il passé ? Lorsque la boule de cuir m’a touché, j’ai immédiatement senti ma tête partir sur le côté, emportée par l’élan. Impossible de résister. En vérité, je n’ai pas eu envie de résister. Le contact du cuir sur ma tempe a annihilé en moi toute forme de velléité. J’étais en vie et en une fraction de seconde, je suis devenu un courant d’air. Ma tête s’est déplacée sur le côté et les fils ont été coupés. Panne de courant. Je dors recroquevillé dans le petit lit de la chambre de mon enfance.
Trois. Je sens une odeur de cuir et de transpiration. J’imaginais que les nuages avaient une autre odeur. Je ne crois pas m’être jamais demandé quel était le parfum des nuages. Maintenant, je sais. Les nuages sentent le cuir et la transpiration. Lorsqu’on m’a coupé les jambes, mon corps s’est lentement affaissé. Le bassin est tombé, tout d’abord, entraînant le dos, le buste jusqu’au haut du corps. Tout a suivi par surprise. Mes bras étaient prêts à balancer les poings encore serrés dans leurs manteaux capitonnés mais tout ça a été aspiré dans le vide. Je suis tombé dans un trou et je me sens bercer au creux de bras chaleureux.
Quatre. Je sens une goutte de transpiration couler depuis mon front jusqu’à l’arête de mon nez qu’elle suit pour s’immobiliser au bout. Elle hésite un moment puis tombe sur le tapis quelques centimètres plus bas. Tout mon corps coule. Tout mon corps perd l’eau qui me maintenait debout quelques secondes plus tôt. Je suis tombé parce que j’ai perdu toute mon eau. Tout mon corps s’est alors rempli d’air. Pas facile d’avoir les muscles gorgés d’air, d’avoir l’os gazeux, d’avoir le sang aérien. Je suis une poche d’air étendu sur un sol détrempé. Je sens le baiser de ma mère sur mon front juste avant qu’elle n’éteigne la lumière.
Cinq. Je me suis affaissé sur moi-même. Mes genoux, d’abord, se sont croisés et mon bassin s’est écrasé sur mes talons. Sous le choc, mon buste s’est affalé sur lui-même avant de s’étendre sur le côté. Mes bras ont suivi plus tard, parce qu’ils étaient maintenu en l’air par une volonté plus forte. Et puis mes gants ont percuté le tapis comme s’ils cherchaient à donner un dernier coup quand mon esprit, lui, avait déjà pris son envol. Et ma tête s’est posée tout doucement, comme une feuille morte sur le sol. Mon corps tombait quand mon esprit s’élevait. Je suis sur la balançoire dans le jardin. Plus haut ! Pousse-moi plus haut, papa !
Six. Je vois une danse. Une danse de pieds. Je distingue mal, j’ai un oeil fermé. Je n’arrive pas à l’ouvrir, il ne veut pas s’ouvrir. Il y a des chaussures de sport noires, elles font des petits pas devant mes yeux. Quand les pieds disparaissent, j’imagine qu’ils tournent autour de moi. Plus loin, je distingue des chaussures hautes, de celles qu’on lace en haut de la cheville. J’ai les mêmes. Elles font des grands pas là-bas, tout au fond. Elles font des allers et retours comme si elles attendaient quelque chose. Comme si un enfant allait naître. Mon père est là ? Il faut lui dire qu’il se trompe, je suis déjà né. Il y a longtemps.
Sept. J’entends une drôle de musique. Des cloches. Ou plutôt, des clochettes. Un immense bruit lentement accouche dans ma tête. Un brouhaha fait de cris, d’invectives, de grossièretés, d’encouragements, d’éclats, de rugissements. La nuit beugle de vie, l’air gueule de colère et de joie, le ciel hurle une douleur que je ne ressens pas. Je me tourne sur le dos. Il y a quatre soleils face à moi. Et un rapace au plumage rayé noir et blanc tourne devant mes yeux en comptant sur ses doigts. Lentement, distinctement, puissamment. Un, deux, trois, nous irons au bois. Quatre, cinq, six, cueillir des cerises. Dans un panier neuf.
Huit. Je suis allongé sur le dos. Je l’ai pris en pleine tempe ce crochet. Je suis allongé et je sens l’affolement autour de moi. Je suis si calme. Ne vous inquiétez pas, tout va bien. J’ai dû trébucher, me faire un croche-patte. C’est bien moi, ça. Ou bien glisser, c’est trempé par terre. Je me redresse en poussant mes poings sur le sol pour me relever. Je vais continuer le combat. Ne vous inquiétez pas, tout va bien. Sauf que non, je reste au sol. Je ne me redresse pas. Mon esprit s’est relevé mais pas mon corps. Où sont mes jambes ? Qui a pris mes jambes ? Quelqu’un a emporté mes jambes.
Neuf. Je n’abandonnerai pas. J’ai sué jusqu’au sang pour être là aujourd’hui. Les bagarres au pied des immeubles dans la cité, ça ne compte pas ? Les heures à attendre un père qui n’est jamais revenu, ça ne compte pas ? Les litres de larmes de ma mère coulant sur ses joues, ça ne compte pas ? Et les humiliations ? Les frustrations ? Les hontes ? Ça ne compte pas, tout ça ? Je n’abandonnerai pas. Je ne tomberai plus. Je ne veux plus tomber. Regardez, je me relève. Regardez, je suis debout. Je n’abandonnerai pas, moi. Jamais.
Dix. Son poing m’a cueilli comme une fleur et m’a déposé sur ce parterre doux et parfumé. J’ai retrouvé les bras de mon père, j’ai retrouvé le sourire de ma mère. Je me sens porté par les clameurs, les hourras, les bravos. Vous croyez que je me suis affaissé mais c’est tout le contraire. Je me suis élevé. Je me suis envolé. Vous êtes tous autour de moi, à soulever mon corps étendu sur le ring, à me murmurer à l’oreille, me parler, me rassurer. Mais je ne suis pas là. Je suis le vent, je suis l’air. Je suis le boxeur qui a gagné sa liberté.
Bravo, je suis enthousiasmé par ce K.O. Merci.
Merci Laurent. Je viens de lire plusieurs textes de cette proposition (chronologiquement, du tien à celui de Nathalie) et j’ai vécu autant de ralentis différents. C’est étonnant, ce n’est pas une question de vitesse mais plutôt de perception. Qu’est-ce qu’on choisi de percevoir dans un ralenti ? Ça me questionne.
Ce que j’aime beaucoup dans ta proposition, c’est ce compte qui ouvre chaque paragraphe. Je trouve ça puissant en termes d’énergies transmises. Et également cette dimension onirique qui m’avait totalement échappée pour traiter le ralenti, comme s’il devait, pensais-je, être ancré au réel. Donc ici, tu nous proposes quelque chose de fort bien et ralenti et ailleurs 🙂
C’est très bien…le mélange réalité/rêverie de l’arbre est réussie, on te suit jusqu’au bout ! J’adore !
Merci Bruno.
c’est nous qui sommes KO. Bravo.
Merci Danièle.
Sonné aussi. Merci Jean-Luc ! Le décompte donne effectivement une belle cohérence.
Un peu une surprise ce décompte (ce compte en fait !). Il m’a servi d’armature à l’écriture mais je ne m’imaginais pas qu’il puisse l’être également à la lecture. Merci.
Je partage tous les commentaires. Une belle réussite.
Merci Louise.
je découvre ton texte et ceux des autres seulement après avoir posté le mien…
centrale et fondamentale cette idée du décompte avec l’homme qui tombe et ne veut pas tomber qui fait fonctionner ton texte…. le personnage passe tout en revue de ses manques et frustrations et le texte pourrait durer très longtemps
aussi cette ambigüité du passage du temps et de la vitesse des images, car pour tout te dire, j’ai souvent eu l’impression à la lecture que ça accélérait plutôt que ralentissait… un vrai questionnement…
Tu as raison. Ralentir, en l’occurrence, c’est se libérer d’une mesure du temps. Mais accélérer, c’est la même chose. Ça me questionne aussi. Merci de ton passage.
Félicitations pour cette perte de connaissance
Ce ralenti c’est une saga
Merci, Christophe.
c’est tout un roman.
Un petit roman. Merci.