Je veux saisir Carlos Santana, là, au moment précis où il devient ces trois notes de musique. Federico est tombé devant lui. Federico est allongé sur le sol, il ne bouge presque plus. Vaincu par la mescaline, victime de trop vouloir rêver. Alors, Carlos Alberto Santana Barragán se penche sur son ami. Il lui parle, il le réconforte, il lui dit qu’il va l’aider à se relever, qu’il va le soutenir, qu’il est là. Dans les années 60 et 70, les décollages sous psychotrope sont des expériences prisées mais les crashs sont fréquents à l’atterrissage. Les secours arrivent et emmène Federico aux urgences de l’hospital Angeles de Las Lomas, dans les faubourgs de Mexico. Federico en réchappe. Carlos voit son ami revenir à la vie. Un jour assis dans son lit, un autre debout en se tenant au rebord de la fenêtre de sa chambre, un dernier en train de marcher pour quitter l’hôpital. Trois notes.
Je veux saisir Carlos Santana, là, au moment précis où il devient ces trois notes de musique. Trois notes simples, sol, do, fa. La courte montée d’un escalier avec des marches immenses. Trois notes pour revenir à la vie, pour accéder au plus haut. Dans les aigus, dans les ultimes barrettes de la plus fine des cordes de sa guitare, dans les sommets électrifiés de l’acier du mi. Carlos signe une première composition, The mushroom lady’s coming to town. Dans les débuts explosifs de sa carrière de musicien, il l’oublie. À Woodstock et ailleurs. Un jour, dans les coulisses d’un concert avec Earth, Wind and Fire, ces trois notes réapparaissent sous ses doigts. On le convainc de redonner vie à cette composition. De la remettre sur pied. Avec l’aide de Tom Coster, il signe Europa, aussi appelé Earth’s cry heaven’s smile.
Je veux saisir Carlos Santana, là, au moment précis où il devient ces trois notes de musique. Comme l’instant où Europe, la fille du roi de Tyr, a aperçu le taureau blanc aux cornes dorées, juste avant de le chevaucher vers la Crète. Je veux saisir le guitariste de rock latino aux rythmes de salsa et de free jazz au moment précis où Europa a grimpé vers le ciel. Un morceau en do mineur, forcément plein de nostalgie et de bémols. Seize premières mesures saupoudrées de tierces picardes, les triades les plus heureuses de la musique, du baroque au rock’n roll. Des accords majeurs obtenus en élevant l’accord d’un demi-ton. Depuis la Renaissance, c’est la tierce heureuse, la transformation du chagrin en bonheur. Et puis, après ces seize mesures, l’annonce du riff extatique avec ces trois notes. Sol, do, fa.
Je veux saisir Carlos Santana, là, au moment précis où il devient ces trois notes de musique. Sur la Gibson Les Paul, le fa s’allonge jusqu’au bout de la nuit, tiré jusqu’au point de rupture de la corde. Carlos Santana est plié en deux, les épaules s’écroulant sur la guitare comme s’il voulait capturer le solo en annonce dans une coquille de cristal. Corde de sol, douzième barrette, corde de si, treizième barrette, corde de mi, treizième barrette. Et cette note qui n’en finit pas pendant que la rythmique, derrière, assure l’égrènement du temps. L’élévation depuis les bars à strip-tease de Tijuana et les petites salles poussiéreuses de Los Angeles jusqu’à l’album Amigos, le septième du groupe, où figure Europa. Je veux saisir Carlos Santana, là, entre mescaline et croyances, entre tristesse et renouveau, entre Javier Batiz et John Coltrane, tout près de Gabor Szabo, Wes Montgomery et Django Reinhardt.
Je veux saisir Carlos Santana, là, au moment précis où il devient ces trois notes de musique, chevauchant un taureau blanc aux cornes dorées.
Formidable idée. Bien bel hommage.
Ah qui ne connait pas ce morceau….vous avez raison, c’était la note qui ne finissait pas….c’est chouette d’écrire dessus! Bonsoir Jluc!
« Chapeau », à Carlos et à Jean-Luc.
Magnifique… merci merci JLuc
je suis comme sous le choc
j’ai adoré cette exploration de la limite entre réel et trip mescaline, avec ces trois notes que tu nous décris, cette montée dans l’absolu, cette quête du sublime, cette frontière entre la vie et la mort…
Merci beaucoup pour vos commentaires et mille excuses de ne vous avoir répondu plus tôt. Je m’étais endormi. Je me suis éloigné du blog pendant quelques jours. Boulot. Mais ce n’est pas une excuse…