soudain
je veux saisir la domestique de Monet à cet instant précis où elle observe les gestes du peintre par la porte entrouverte de l’atelier, je veux saisir ce qui la saisit à cet instant précis où ses pieds évitent de faire craquer le parquet, où le pinceau mélange les couleurs onctueuses, où un rayon de soleil caresse la pièce, baigne de lumière la poussière, la fumée, le bouquet de fleurs du jardin qu’elle a cueillies, l’artiste massif qui a pris congé du monde en poussant la porte de l’atelier (dit-on), qui embrasse la solitude devenue condition de l’art (dit-on), je veux saisir la jeune femme à cet instant précis où elle se demande comment parler au vieil homme des choses du monde sans le brusquer; le repas est prêt, le linge est propre
je veux saisir la personne avec l’artiste, à cet instant précis où il prend congé du monde
je veux saisir la personne avec l’homme à cet instant précis où il prend place dans l’histoire, dans les bouches, dans les livres
je veux saisir Frau Auguste Deter à l’instant où la porte de l’asile de Munich se referme sur elle, je veux saisir le Docteur Aloïs Alzheimer à l’instant précis où il pose les yeux sur sa nouvelle patiente, saisir la pensée qui le traverse, saisir la lumière de novembre sur les arbres nus derrière la fenêtre, saisir son bureau massif, le cigare qui se consume, la couleur des murs, de ses lèvres, je veux saisir la femme de cinquante ans à cet instant précis où son mari épuisé explique à l’homme rose comment elle a pris congé du monde
je veux saisir cette femme qui prend elle aussi congé du monde à cet instant précis où un prêtre venu de l’Est la baptise de force
soudain
je veux saisir l’Histoire à cet instant précis où elle décide de ranger les choses vivantes en construisant des espaces spécialisés, des centres, des maisons — de retraite, de santé, d’enfance, de redressement, d’artistes, de jeunes… et autant de portes en rafales
je veux saisir l’enfant à cet instant précis où il comprend qu’il vit dans un monde dont il faut savoir prendre congé, lui là, trop lourd pour être porté, lui là, qui soudain ne supporte plus sa peur du noir
je veux saisir ce qui pousse en silence là où les portes n’existent pas, saisir la femme qui peint sur les murs d’une grotte à cet instant précis où commence le tracé, celle qui brode au milieu du vacarme de son foyer à cet instant précis où elle fait le choix d’une couleur
J’aime beaucoup Lisa ce qui se dégage de ton textes, de ses « soudain » aussi. D’habitude je ne lis JAMAIS Ô grand jamais de textes avant d’avoir publié le mien. Entorse donc qui va forcément me bercer 😉
C’est très fort cette tentative de saisir le dessaisissement, le moment où l’être ne saisir plus, n’a plus prise sur le monde.
Grand merci Laure!
Je ne saisissais pas pourquoi je voulais saisir ça précisément. Et grâce à tes quelques mots j’ai compris