Je veux saisir Graciela Iturbide là, à cet instant où elle attrape l’appareil photo que son père, photographe amateur, lui a offert. C’est la porte de l’adolescence qu’elle pousse munie d’un objet médiateur entre elle et le monde. Elle penche sa tête sur l’objet qu’elle tient à deux mains et plonge dans son monde interne.
Je veux saisir Graciela Iturbide là, à cet instant où elle sort de sa place assignée, où elle entre par effraction dans un autre monde que celui, bourgeois et conservateur, où les places se prennent et ne se discutent pas. Chaque soir, une fois ses enfants couchés, je veux la saisir là, à cet instant où elle passe le pas de la porte de chez elle pour courir assister aux cours du soir de l’école de cinéma.
Je veux saisir Graciela Iturbide là, à cet instant où elle referme la porte de chez elle sur sa perte inconsolable et où elle décide de se consacrer entièrement à son travail artistique. Je veux la saisir là, dans son deuil impossible, à cet instant où elle tente de faire converser les mondes qui s’entrechoquent en elle.
Je veux saisir Graciela Iturbide là, à cet instant où elle pousse les portes des familles endeuillées pour photographier leurs « angelitos » partis trop tôt. Elle se mêle à leurs processions, les photographie en groupe, partage leur peine inconsolable. Elle fige les deuils, elle les voit dans le regard brouillé d’autres qu’elle, un instant elle se décale et pousse la porte de son imaginaire où leurs histoires communes peuvent se mêler sans paroles inutiles, ensemble.
Je veux saisir Graciela Iturbide là, en ce jour de procession où la mort en personne se met au travers de sa route, la prend par surprise, y dépose un cadavre en putréfaction, lui fait ce signe d’amour qui percute et fait voler en éclat son œil de méduse pétrifié par la douleur et la perte, et la remet au monde et ses symboles.
Je veux saisir Graciela Iturbide là, à cet instant où elle entre à nouveau en elle-même et transforme ses pensées bourdonnantes en nuées d’oiseaux qu’elle voit de nouveau passer.
Je veux saisir Graciela Iturbide là, à cet instant où les femmes zapotèques de Juchitàn lui ouvrent les portes de chez elles. Elle est invitée à partager leur quotidien, elle apprend les gestes, les coutumes, les fêtes, les rituels. Elle partage leurs rêves, prend le temps de les connaitre.
Je veux saisir Graciela Iturbide là, à cet instant où son intuition lui commande de prendre la photo, où son œil sépare, où il devient la lame qui tranche dans ce lien nourrit jour après jour pour en extraire l’éphémère d’une âme et la beauté de l’image.
Je veux saisir Graciela Iturbide là, à cet instant où son regard s’étend en périphérie pour s’approprier l’espace, cet instant précis où immergée dans sa lenteur, elle va se trouver à l’exacte intersection de son imaginaire et sa réalité.