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Je veux me souvenir de Rose, encore embrumée de sommeil, entrant dans sa cuisine. Cette pièce qui, pour elle, est le centre de la maison, son cœur. C’est un petit matin d’été. La lumière éclate et pare de rose les cimes du Pelvoux au fond de la vallée. Elle vibre dans la haie de groseilliers et leurs baies deviennent joyaux, rubis étincelants, dans l’attente de leur cueillette. Rose s’émerveille, comme chaque matin, depuis ce jour lointain – quand, déjà ? – où pour la première fois elle a franchi le seuil de cette maison, de sa cuisine qui depuis lui fait joie.
Je veux me souvenir de Rose, encore embrumée de sommeil, entrant dans sa cuisine. Elle quitte le royaume des rêves pour celui de la vie, en sa quotidienneté. Sa vie paisible. Sa vie troublée par ce qu’elle perçoit du dérèglement climatique. Elle espère la pluie. Elle a peur. Si peu de neige cet hiver et le Glacier Blanc qui recule, de vingt mètres par an. Il va connaître une cassure, c’est ce qu’elle a lu dans un article du Dauphiné Libéré. Elle se questionne : comment sera ma montagne en 2025 ? notre monde ? Elle ne croit plus aux discours creux des politiciens, elle les sait avides de pouvoir, d’argent, du soi-disant progrès. Incapables de mettre en route un changement radical. Alors elle se réfugie dans sa cuisine, elle allume le feu du poêle, caresse le chat. La Terre a soif. Le Vivant souffre. Elle, dans sa bulle, dans l’odeur du pain qui grille, boit sa première tasse de café, grignote une tartine.
Je veux me souvenir de Rose, encore embrumée de sommeil, entrant dans sa cuisine, dans son silence. Et toujours le même rituel. Tasse de café. Pain grillé. Un livre. Elle se reconnaît dans ce qu’écrit Guillevic * : Dans la solitude / Diurne ou nocturne / Imbibée de silence, Le bonheur enfin / D’oser se dire / Je me possède. En paix, prête pour une nouvelle journée. Dans l’escalier, une cavalcade. Ses petits-enfants le dévalent et s’empressent autour d’elle : Mamie, Mamie, vite des paniers, nous cueillerons les groseilles avant que le soleil tape trop fort. Tous ensemble, ils grappillent. Autour d’eux les abeilles bourdonnent, les fourmis grimpent sur les mains, les bras nus. Rires. Ça chatouille. Les paniers se remplissent. Rose est emplie d’une joie immense. Elle imagine les groseilles épandues sur la table de cuisine, leur jus qui s’écoulera, deviendra gelée. Comme chaque été, le même plaisir. Elle murmure, avec Guillevic encore : « Ce qui sait le mieux / Parler du soleil / Ce sont les groseilles. **
Je veux me souvenir de Rose, encore embrumée de sommeil, entrant dans sa cuisine, son domaine. Les paniers débordent des grappes de groseilles cueillies la veille. De purs joyaux. Inutile de les égrener, pense Rose, pectine assurée. Elle a sorti son carnet de recettes. On peut s’en étonner, elle n’en a aucune utilité, mais c’est le rituel. Les paquets de sucre, le citron, les spatules, le chinois, les étiquettes, les pots de confiture stérilisés sont alignés sur le buffet. La bassine de cuivre attend sur la cuisinière. Rose devient alchimiste. Observe les bouillonnements, sent la masse qui prend, se réjouit de vérifier sa consistance, enfin, c’est là belle excuse pour goûter, à tout moment de la cuisson, la gelée. Elle s’en met plein les doigts, ses papilles sont enchantées. Une dernière observation : elle prélève une goutte de jus, la verse sur une assiette froide, la goutte s’accroche, la cuisson est terminée. Enfin le plaisir de mettre en pots la gelée. Une gelée toute simple. Les fruits du jardin, du sucre, pas trop, et le soleil. Enfin écrire en pleins et déliés élégants sur les étiquettes : groseilles du jardin – juillet 2021.
Je veux me souvenir de Rose, encore embrumée de sommeil, entrant dans sa cuisine, dans le cellier, comptant les pots de gelée, sachant qu’ils disparaîtront vite. Ses petits-enfants feront razzia avant de partir vers Marseille. Elle se souvient de son enfance, et le remède miracle de sa grand-mère pour lui assurer teint frais et vitalité. Cueillir au jardin des abricots mordorés, juteux, doux comme joues de bébé. Les détailler en oreillons. Dans un grand verre, les recouvrir d’un vin rouge corsé, un rien de sucre, une feuille de menthe du potager. Laisser macérer, que les fruits rougissent, s’imbibent, connaissent l’ivresse. Elle se marre : pas étonnant que j’aime tant le vin rouge ! C’est décidé : elle donnera en héritage son carnet de recettes à sa petite fille qui hier a participé activement à la préparation de la gelée et l’a savouré plus qu’elle encore ! Rose pense que toutes ces confitures rangées dans le cellier sont liens d’amitié. Les groseilles, chaque été, se donnent, se transforment en confitures; en retour elle les offre à ceux qu’elle aime. Elle se réjouit en les imaginant au petit déjeuner préparant leurs tartines, grillées, beurrées, confiturées. Rose peut se reposer, elle a bien œuvré.
Je veux me souvenir de Rose, encore embrumée de sommeil, entrant dans sa cuisine, s’asseyant devant la fenêtre, tasse de café en main, observant les lourds nuages dans le ciel d’automne — elle les espère lourds de pluie, la pluie qui se dérobe –, observant la campagne épuisée, son jardin assoiffé, désespérée par l’urgence climatique. À son âge, elle pourrait s’en moquer, après moi le déluge, non, elle rêve d’un changement profond dans la gestion de notre Terre, notre foyer à tous, à elle, à ses enfants et petits-enfants. Elle a peur pour eux. Elle a confiance en eux, eux les contemporains de Greta Thunberg, eux qui continueront, quand elle ne sera plus, à cueillir les groseilles du jardin.
* Guillevic – Creusement – poèmes 1977-1986
** Guillevic – Du domaine – 1977
Bonheur simple et pur d’entrer dans la cuisine de Rose
j’ai bien vu les rubis de ses groseilles, senti l’odeur de sa confiture, entendu le raffut de ses petits-enfants
et comme je suis en train de planter des framboisiers et des groseilliers en ce moment, ça me touche encore plus…
merci pour m’avoir fait connaître Rose…
mais aurons nous des abricots et des fruits rouges en quantité cette année ?
merci Christiane, et contente de vous découvrir( car c’est vraiment très réussi…)