Oscille. Un pas après l’autre, le trottoir ne se dérobe pas. La pointe du pied glisse le talon claque et résiste. Un temps et reprend. Sous le collant, le mollet est contracté, il fait cette bosse discrète et charmante. Elle tangue, mais l’arrête de la ville la tiens, là sous les pieds le béton est droit, solide, il pourrait en porter deux. Un temps et reprend. Seule. Le corps se déporte, légèrement. Un peu à droite, redresse. Un temps. Et reprends. Un peu à gauche. Un temps, et reprends. Avance, glisse la pointe du pied, glisse le talon claque et résiste. Un temps et reprends. Une marche pour mouette balayée par les vents. Claque et résiste. L’aiguille du talon la porte si haut et pourtant. Rien ne vient dévier ce pied d’où il doit aller. Glisse la pointe du pied le talon claque et résiste. Un temps et reprends. Elle marche. Jusqu’à l’obstacle. Le corps a ce mouvement, comme rentré en dedans, absorbe le choc. La carrosserie fait un petit bruit, pas la sienne, qui reprend son mouvement. La pointe du pied glisse le talon claque et résiste. Un temps et reprends Le plat du sol et toutes ses discontinuités soudain. Les pieds avancent, ils savent si bien. Elle oscille. La tête penche, la langue glisse, gout vodka. Un temps et reprends. Bruit de ses pas et celui de la pluie. Et puis les autres qui sifflent. Ça arrive comme bourrasque, et puis ça gratte l’oreille. Un mouvement de la tête comme une gifle et s’éloigne. La pointe du pied glisse le talon claque et résiste. Un temps et ne reprends pas. Le pas arrêté. C’est pourtant le mouvement permanent. Continuer d’avancer. Pour que le cadre reste droit. Si elle veut arrêter la nausée. Il faut avancer. La pointe du pied glisse le talon claque et résiste. Un temps et reprends. Il faut une musique dans la tête pour continuer. Le bruit des pas ne suffit pas. Les yeux fermés, les trottoirs qui dégueulent bercent, là au fond, clac clac clac les pas d’une autre pétasse, le cri des mecs d’ici qui fend la nuit, les guitares du camion poubelle qui la suit. Les rires. Et encore la pluie. On y est. Le ballet peut recommencer. Les cris, les rires. Ça va et vient, ça se rapproche comme des chiens. Il fait noir. Les yeux fermés, la crête du trottoir, elle connaît, il suffira de marcher. La tête est moins lourde sans la vue. Un temps et reprends. Glisse le talon. Fait une boucle et atterrit plus loin. Soulève le pied, contracte le mollet, respire saccadé. Ne marche plus elle court. Bientôt le corps heurte, formes molles et humides rencontrées au hasard, qui lui hurlent d’aller se faire foutre. Mais qu’est-ce qu’elle peut bien faire d’autre à leur avis, hein. A trois heures du matin, dans ce coin de rien. Alors quoi, hein. Les formes pensent quoi. Qu’elle s’éclate, qu’elle se la pète, qu’elle se fait une petite fiesta là, toute seule dans sa tête, hein qu’elle danse peut-être ? Elle a voulu crier mais l’aiguille du talon a cédé. Cheville et mollet d’un coup tassé, dans une position que personne ne peut habiter. C’est le bras écorché, sur la crête du trottoir. C’est la tête renversée, le sang plein le nez. Un temps. La pluie reprend.
les talons, cette invention d’homme pour piéger les femmes ! J’ai bein aimé cette marche trébuchante, saccadée, un peu ivre que rend bien le texte. (enfin comme je l’ai compris)
Merci Danièle pour votre lecture affinée de cette marche ivre
C’est bizarre, je ne comprends rien de rien et, pourtant, je comprends tout. Tiens, ce mot « comprendre », il doit avoir plusieurs sens. Puissance de tes mots !
Merci Bernard, très fort votre retour, et qui donne beaucoup à réfléchir sur le sens de ce que l’on écrit : du sens ou du son, des mots pour des images, des sensations?
j’imagine, je vois, j’entends un échauffement de danse, de danse plutôt classique) et en même temps, attends, je reprends….
Merci Cecile pour votre lecture et retour, il y avait effectivement dans mon idée de traiter la marche ivre comme une danse