vers un écrire/film #03 | Technicolor

Le mur est gris. Les escalators aussi. Ce n’est pas le même gris. Le mur est plongeant. Les escalators aussi. Ce n’est pas le même plongeant. Le mur est en béton strié par les traces des coffrages. S’y n’y avait l’angle il serait vertical. Dans la mer ce serait un tombant. La Fourragère est une station des profondeurs. Le ciel est gris. C’est un gris de matin. Le bleu se devine déjà. La ligne des collines est loin. Quelques bâtiments par là. La fin de la ville. Loin. Les escalators sont trois. Éclat métallique. Bruit des mécaniques. Une marche striée sort d’en dessous d’un seuil d’on ne sait d’où. Elle avance. Se décroche. Descend. Une autre aussi. Une autre. Encore. Sur l’escalator une personne immobile bouge. Une seule. Elle descend. Ça fait une tache rouge.

C’est le même rouge. C’est quelqu’un d’autre. Un homme. Il va vite. Trottinette. Pantalon rouge. Manteau noir à mi-cuisse. Peau foncée. Cheveux courts et crépus. Le regard le suit sur les pavés en losange entre les rails du tramway. Il s’éloigne de la Canebière. Il suit la courbe de la rue Colbert.

Les volets ne sont pas tout à fait ouverts. Le jour n’est pas tout à fait levé. Un plafonnier s’allume. Des bruits d’ustensiles de cuisine. Et puis l’eau qui bout. Qui bouillante est versée. La main tremble un peu en reposant la théière sur la table. Ça fait un son mat. La lumière s’éteint. Un bruit de chaise. De petites gorgées. Par le rectangle de fenêtre, les branches d’un arbre en hiver. Le ciel devient plus clair. L’arbre reste noir.

Le long des voitures garées glissent les phares de celle qui passe. La rue est longue et sinueuse. Sa carrosserie caméléon change de couleur dans le reflet. Puis ses feux arrière. Même électriques, les lumières du soir ne sont pas celles du matin. C’est un rythme coulant qui chaloupe. Syncope. À la radio passe une émission de jazz.

Esthétique urbaine du sous-sol. Le quai. Les lampes alignées sur les parois de la voûte. Le grondement qui arrive d’au-delà du tournant du tunnel en même temps que des reflets jaunes sur les rails. Le métro est une chenille de métal avec des yeux tout ronds dans une tête carrée. De l’orange vif plein les yeux des passagers. Toutes les vies sont possibles derrière les visages fermés.

L’avenue du Prado depuis la fenêtre du premier étage. Le soir tombe. Il est six heures. La chaussée est animée d’un peu de circulation. Une sirène. Des deux-roues. Des voitures surtout. Des lumières partout. Sur le trottoir des piétons. Pas la foule non plus. Ce n’est pas New York. Un kiosque. Une lumière très vive tirant sur le rose. Une femme attend dans cette lumière. Elle a la peau claire. Elle est assise parmi des rectangles multicolores. Il y en a jusque derrière elle collés sur le mur blanc. Des coques de portables. Elle porte une doudoune orange.

Une maison grise. On pourrait dire un pavillon. Un escalier de béton s’appuie contre le pignon. Un perron. Tout est crépi, les murs, l’escalier, le perron. Tous les volets sont fermés. Deux en bas. Deux à l’étage. Tous en façade. Des persiennes sang de bœuf. Le pignon est aveugle sauf la porte. Devant, à l’angle de la rue, des points lumineux dessinent des figures. Le bonhomme rouge du feu de signalisation. Un triangle clignotant autour du dessin d’un piéton sur passage piétonnier.

Il n’y a pas de peintre dans cette histoire Pas de poète. Pas d’encadreur ni de marchand de couleur. C’est beaucoup plus compliqué que ça.

A propos de Laure Humbel

Site internet : Sur mes tablettes, laurehumbel.fr. Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine s'intitule «BigBang», la parution est imminente.

6 commentaires à propos de “vers un écrire/film #03 | Technicolor”

  1. Merci pour votre texte, Laure. Tout à fait écrire-film. Vos deux dernières lignes super!

  2. Le plein de matières et de formes, de teintes vives pour dire que « c’est plus compliqué que ça ». On lit, on y est. Ça bouge.