Rien ne prépare à une telle épreuve. Pas seulement la lenteur d’une fatigue affreuse, mais l’indifférence la plus complète à tout danger, présent ou éloigné. Cela surgit sans prévenir, creuse silencieusement en moi son pernicieux sillon. Je me couche avec une idée ou une image en tête, une émotion ou une tâche à finir, une seule pensée suffit, même confuse, embryonnaire, qui se devine à peine, corps étranger s’insinuant insidieusement en moi, serpent sournois se glissant dans son nid, pour tout détruire sur son chemin. L’émotion a ses exigences, elle naît de l’espace, de l’immobilité, du silence et de l’intensité de mon regard. Même une toute petite anecdote à laquelle je ne prête guère attention d’habitude, une phrase ou une expression entendues au fil d’une conversation, un souvenir qu’un membre de ma famille vient remettre en question d’un air anodin, un film dont aucun souvenir ne s’était fixé à priori en moi mais dont visiblement tout indique que je l’ai déjà vu. Difficile de redevenir moi-même et refaire surface après ces longues journées, silencieuses les soirées, et les nuits sans sommeil. Que faire de ce temps qui déferle sur moi ? Un café bu tardivement, au-delà de l’heure habituelle, un peu plus fort que celui que je bois chaque soir pour tenir le choc, lutter conte la fatigue et ne pas me coucher trop tôt. Toujours du travail. Le triomphe des corps éclate quand il se referme. Une solitude, tout près et puis loin d’elle, très loin et tout près d’elle. Je ne suis pas chez moi, en déplacement depuis quelques jours, les objets me jouent des tours. En passe de devenir l’ultime refuge. Ce qui me rappelle que je suis pétri d’habitudes auxquelles je ne prête plus attention et qui construisent mon quotidien, le dirigent malgré moi, le contraignent. Un acharnement qui, à certains instants, peut paraître suspect. Du temps passe, immobile. Sur place. Plus rien ne me relie au monde, souvenirs d’une vie antérieure, reflets d’un autre monde. La fatigue et l’envie de dormir sont parfois trompeurs, ne dissimulant qu’en surface la lave qui sommeille en moi. C’est avec calme que je regarde mon image dans le miroir. Ce qui est à côté de moi, c’est un autre moi-même. Le corps cherche sa position et, tardant à la trouver, baillant jusqu’aux larmes, obligé de sécher ses yeux humides d’un revers maladroit de la main. C’est l’indifférence qui a dessiné ses propres traces. Le corps se maintient dans une activité impropre à l’assoupissement, coincé dans ces mouvements saccadés, peinant à trouver le calme nécessaire pour s’endormir. Rien ne m’échappe, tu comprends ? Les gesticulations du corps entravé par les draps qui limitent les mouvements, me maintiennent à la surface. Le sommeil est un voyage immobile, similaire au déplacement en train avec ses paysages qui défilent à toute vitesse derrière la vitre. Cela ressemble plutôt à un torrent rapide et sombre : des visages, des mouvements, des voix, des gestes, des cris, des ombres et de la lumière, des atmosphères, des rêves, rien de fixé, rien de vraiment tangible que l’instantané des apparences. L’immobilité de mon corps, son calme et la distance qui me sépare avec ce que j’observe. Un rêve, une nostalgie ou peut-être un espoir ? Le mieux c’est de commencer tout de suite. Tout prend un air lointain, calme, parfois un peu désertique. Comme dans les rêves. Ses rêves qui tourmentent par intervalles. Fureur contenue. Sur place. Pas la moindre idée du monde qui m’entoure, m’encercle. Tout est lourdeur. Corps, visage, bouche, regard. Est-ce que je peux disparaître pour revenir à moi, effacer ce que j’ai fait jusqu’à présent pour démarrer une nouvelle vie ? Et cette idée fixe qui revient sans cesse, en tête. Justement je ne parviens pas à la fixer, à en figer l’idée principale, pour passer enfin à autre chose. L’effacement est déjà quotidien, il s’opère automatiquement. Je devrais tourner la page, fermer les yeux, changer de sujet. Là, impossible, ça revient, ça n’est jamais vraiment parti, ça tourne en rond, en circuit fermé, les mots identiques, rien à quoi se raccrocher vraiment, s’effacent et apparaissent dans le même mouvement. Repartir à zéro, impossible, tout effacer non plus, renaître ? Cela se fait chaque jour, chaque nuit. Mes pensées en boucle, certaines plus présentes que d’autres. L’impression de bouger, d’avancer, mais en fait non. Voyage immobile. Son onde de choc. Il faut se méfier des grandes déclarations, des effets de manches, des bons mots qui sonnent creux comme les slogans une fois décelé le sens de leur message. Au ralenti, au travail. Rien n’avance. L’objet à vendre, la pensée que je veux m’imposer. Sur place, même l’impression passagère sans doute, que cela ne passe pas. Roue libre. Le chemin tout tracé qu’on veut me faire suivre. Ce matin, sur le chemin. C’est au quotidien que je suis héroïque, ça ne prévient pas quand ça arrive, ça vient de loin. Je suis moi-même, en construction, incessante évolution. Pour effacer, je dois sortir de moi. Les yeux brûlés par l’insomnie et la souffrance retenue. Couché depuis une heure, lutter contre l’agitation. Me lever, bouger, m’asseoir sur une chaise, feuilleter un livre. Parvenir à savoir ce que je veux garder et ce que je veux supprimer, alors que ce que je construis, chaque jour patiemment, c’est justement cette connaissance de moi. Ce qui compte, c’est de donner sa pleine mesure. Légères inflexions, modestes modifications, erreurs, errements et sursauts de justesse. Rester longuement près de la fenêtre dont les vitres sont recouvertes d’une légère buée et de gouttes de pluie, image floue du jardin derrière la fenêtre. Ma vie est un parcours chaotique qui dessine avec le temps le portrait de celui que j’ai été. Mon corps se raidit dans une tension tenace. Dans l’impossibilité de poursuivre. Dans un même mouvement, lent, patient parcours d’une vie. Je ne me sens pas si seul dans l’obscurité. Me coucher dans mon lit, sur le côté, la douleur est moins vive. Ces idées tournent dans ma tête avec l’insistance et la régularité du rythme sanguin qui bat à mes tempes tel un inconnu à la porte. Espace contraint, souvenir fermé sur lui-même, autonome. En boucle, je fais tourner ces idées, les inspecte sous tous les angles, mais elles m’accaparent et me détournent du sommeil. Leur ritournelle prend des airs d’évidences flatteuses qui s’imposent persuasives. Je m’accroche à elles comme si la vérité de leurs sentences pouvait tout expliquer, tout exprimer, sans me rendre compte que plus je tente de leur donner forme en les récitant pour mieux les comprendre et m’en souvenir, plus c’est l’effet contraire qui se produit, elles effacent mes capacités à les retenir, je répète leur mélodie tel un mantra dont le sens m’échappe et dont seul l’entêtante mélodie s’inscrit durablement en moi. En lettres majuscules. S’asseoir sur le grand fauteuil au milieu de la pièce transformée en chambre, dans la pénombre, au milieu de la nuit. Pas envie de perdre la raison. Réveillé, réfléchissant, agité, persuadé qu’il ne peut rien sortir de bon de cet échauffement, qu’une fièvre passagère et des lambeaux de pensées difficiles à déchiffrer, quand au matin, épuisé, il faudra que je me lève pour partir me promener en ville. Il ne m’arrivera rien. La fatigue, seul souvenir de cette nuit blanche. Tout cela n’est qu’un rêve qu’il faut laisser derrière soi pour qu’il ne se mêle pas aux bruits de la rue, aux visages des amis. Blanche comme la page sur laquelle j’écris aujourd’hui. Oui, il y a de l’espoir.
cette nuit qui ne trouve pas le confort du sommeil… si bien revécue
Merci Brigitte, je me souviens très peu de mes rêves, beaucoup plus souvent de mes insomnies, heureusement assez rares.