Faudrait sombrer. Faudrait sombrer, dormir, c’est ainsi que cela se nomme. Le disque a terminé de tourner – la planète plate tourne encore un peu, ralentie – ce bruit étrange sonne la fin des chansons. Commence le bruit du silence. Raide à attendre. Manque ce qui doit fermer les paupières. Dans le lit, les pieds de glace ont fondu dans ce même silence. Les respirations calmes. Reste la lumière sous la porte. Ce rai qui veille en sourire figé. La vision se rétrécit à ce trait qui subsiste. Une veilleuse comme une autre. Parvient le craquement lourd et les bruits d’eau. Toute lumière disparait. Le dernier est allé dormir. Ne reste alors que l’obscurité. Les ombres fantastiques sont réduites par les volets fermés. Il n’existe plus rien. Ce qui produit le sommeil n’a pas eu lieu. Fournir le calme et l’abandon ne se peut. Ce qui ne dort pas se saisit de quelque force étrange. Se relever dans le noir, hors du lit. Dans le froid d’une nuit qui commence à se révéler autrement. Le silence dépose des abeilles dans la conque des oreilles. Être dans un temps de veille. Déchirer la nuit pour mieux la vivre. Déchirer la nuit pour en créer un monde. Viser le réel. Une chambre disparaît sous les vagues d’une mer qui se laisse toucher. Les vagues lèchent ce qui se désunit du sommeil. La mer porte hors des songes pour créer les images d’un jeu dont les règles s’évaporent. Tout un monde qui attend d’être mis en place. La proue d’un bateau grandit. S’annonce progressivement au premier plan. Sur le pont, des êtres à l’étrangère familiarité font signe. Il vaut mieux clore le regard. Ainsi l’on peut percevoir plus facilement ce monde sous les paupières. Ce monde se lit entre les lignes. / des êtres se découpent dans la lumière solaire, leurs ombres plongent dans une mer infinie / Se tourner, se retourner, bondir, ne pas se laisser entraver par le matériel d’un lit étroit. Avec des mouvements brusques, la couverture est rabattue sur le côté. Une force titanesque – penser à Titania et non aux créatures grecques – s’empare du corps, la couverture malmenée jusqu’à être rejetée au-delà du lit. Ce bruit étouffé, extraordinaire, cette force repoussée dans le vide, une attente, un battement, non, tout va bien, poursuivre. Poursuivre avec cette énergie qui dédouble. Qui est plus qu’un corps. Qui est un écrin dans lequel vit un autre corps. Un support qui permet de se projeter dans un autre monde. Dans ce monde qui s’annonce lentement, le réel se transforme. Tout saisir. Tenter de prendre l’espace. De l’apprivoiser. De le tripoter jusqu’à en transformer la matière. La force de l’esprit transforme ce qui passe entre les doigts. / sur une barque rejoindre le navire, tellement le corps s’impatiente que les mains s’agitent dans les flots, plus vite, plus vite, grimper sur l’échelle, sentir la corde rêche dans les mains / Les yeux toujours bien fermés. Sentir la matière entre les doigts, manipuler doucement, la mémoire permet de se souvenir de ses sens, de retrouver cette sensation de forme qui s’abime. Effleurer, d’abord une caresse. Puis prendre, non pas s’emparer, mieux comprendre, profusion à cisailler par des élans. Flux et afflux de souvenirs. Des efforts d’anticipation. La chambre est dissoute. Les meubles et les objets, tout cela n’existe plus. Tout a été transformé en navire. Le matelas n’a plus rien de doux. Devenu un plancher de bois blanchi par le sel, les genoux sont durs, il faut se lever. Prudence, tout de même, ces acrobaties nocturnes peuvent se solder par de terribles accidents. Plus qu’une flopée de bleus, ce sera une expédition hors de ce monde convoqué à l’intérieur. / sur le pont, un équilibre à trouver, tutoyer les marins qui passent et qui sourient, qui reconnaissent toute la légitimité de se trouver là, qui font lever les yeux vers le soleil, ici on peut l’observer sans se brûler les rétines, ici les secondes sont des heures / Les premiers mouvements se calment peu à peu. Préserver ses gestes devient une force. Il faut se garder de trop s’agiter. L’agitation doit demeurer intérieure. Intime. Apprendre à chanter, rire, parler, crier dans sa tête. Apprendre à laisser les larmes couler en soi, comme la sève coule dans l’arbre. Chuchoter dans la chambre, c’est figer la parole. C’est la rendre conséquente. Tourner sept fois la langue dans sa bouche. Plutôt sept fois la pensée dans sa tête. Ensuite dire. Dire permet de consolider ce monde qui s’affirme peu à peu. D’en dessiner les contours. D’en annoncer les nuances, les goûts et les parfums. Dire est une seconde naissance. / le soleil avalé, s’avancer sur le ponton, saluer cet ami qui se dessine de plus en plus, celui que l’on veut chérir, que l’on veut garder, que l’on tentera de garder même au-delà de ce bateau, qui voyagera avec nous, s’avancer avec lui, à sa suite, en toute confiance, plonger, déchirer la surface de l’eau, découvrir l’azur tâché du ciel où l’on peut respirer plus longtemps que jamais / Les mouvements deviennent naturels, aisés. Dans une atmosphère définie, redéfinir une bulle dans laquelle tout est permis. Pointer dans le vide, nager dans le silence, tournoyer dans les flots des draps. Tenir en apnée hors du sommeil. Un coup de pied au fond, remonter. / toutes ses plongées desquelles on fait remonter les trésors des profondeurs, coquillages et hippocampes immortels, bijoux éphémères que l’on relâche aussitôt, respirer un parfum qui ne laissera pas de trace sur les doigts, tout est petit, fragile, friable, la peau séchée par les rayons, grimper sur les tas de sables et de terres transportées vers l’ailleurs, parler, rire, chanter, observer un horizon qui n’appartient à personne, agiter ses doigts et sentir les oscillations de l’air, d’un geste le temps peut changer de sens / Légers frissons. Les orteils courbés remontent la couverture. Se blottir en dessous. / la nuit tombe c’est l’heure de la veillée sur le navire des hommes chantent et des femmes dansent, ou bien c’est l’inverse, le son chaud d’une guitare qui ne vient pas de nulle part, une chanson que l’on ne pourrait chanter à voix haute, qui prend les tempes et ne les laissent pas tranquilles, un dérangement agréable, une tiédeur dans le sac de couchage avec l’ami dont le corps fond, un vent léger souffle, pas d’inquiétude, les voiles s’agitent, pas d’inquiétude, avant de s’endormir, un marin dit que ce soir, il risque une tempête / La douceur d’un feu généré par la communauté créée de visage (in)connus. Sous la couverture, la voute céleste se charge d’imiter les va-et-vient sur le pont. / se réveiller en furie dans le monde furieux, rouler dans tous les coins, cogner, hurler en chuchotement, chercher de l’aide, s’accrocher au mat, aux cordes, aux marins qui hurlent, s’accrocher à l’impossible, les vagues sont des monstres qui s’élèvent, qui ne semblent pas vouloir finir de s’élever, toujours plus hautes, plus nombreuses, l’eau qui tombe sur le pont fait glisser dangereusement, manque presque de faire passer par-dessus bord, se relever péniblement, l’effort des muscles encore tendres et là, il y a rupture : un plan se coupe, se voir, en miroir, croiser son propre regard, agiter les lèvres d’un message inaudible, l’entendre tout de même, saisie, de l’eau / Les paupières tressautent. Les mouvements imités à des images enregistrées. Le corps s’accidente. Un désir de souffrir pour mieux sentir. L’enfance a un goût pour les petites violences contrôlées. / se réveiller dans une atmosphère calme, à l’odeur de crème de jour et de propre, tout est baignée dans du blanc et du soleil, des ombres plus troublent passent dans les yeux, voilà les êtres façonnés d’amour et d’attention qui viennent au chevet, qui viennent juger des dégâts de la tempête sur le corps fourbu, une caresse légère dans les cheveux, un baiser sur le front presque trop léger pour être senti, cela ira, l’enfant vivra, solide, n’a pas vaincue la mer, a seulement prit un peu d’elle, en fragment, un peu de ce qui compose son organisme / Réarranger la chambre. Les angoisses de trouver le sommeil sont lointaines. L’urgence est de remettre le lit en ordre. De remonter la couverture bien comme il faut, autant que possible, dans toute cette obscurité, tâtonner à l’aveugle – les yeux sont restés solidement fermés, le retour au réel ne peut se faire – il faut préparer correctement le troisième acte de ce monde qui se met en place. Ce monde, cette seconde vie qui s’inscrit dans un rythme. Ce monde où le temps est ordonné comme on le désire. Ce monde qui tournera toutes les nuits où le sommeil se refuse. Virer doucement, la respiration se calme. Quelques images. Respiration profonde, régulière. / ellipse : vertige de l’aurore / Derrière tous les rideaux, les voiles, vient cette sensation du vide, inexorable. Chute. Ce qui compte, ce n’est pas la chute, c’est l’endroit où l’on atterrit. Comme une marionnette sans fil, se sentir tomber, traverser le flou d’images d’autres mondes à venir. Se rattraper dans l’invisible. Soulagement de tomber du côté du sommeil. / le soleil est revenu et la mer devenue un tapis, un tapis bleu, il y en avait un dans cette maison, ne pas se souvenir de la maison, se souvenir du tapis, de cette mer dans laquelle on se roulait, se rejeter soi-même, les moutons de poussière font une écume, le soleil est revenu et la mer se pare de paillettes, le vent se lève et les voiles se gonflent, les poitrines aussi, les sourires élargis, un ami retrouvé tend la main, il suffit d’avancer, juste un petit peu, pour la saisir et demeurer ici / Le rêve a sans doute déjà commencé. Accélération dans la lenteur. Sentir la peau chaude. La vitesse dans le vide. Les grains de sable qui glissent sur les doigts. Une histoire sans fin. L’impression d’être un sablier. / revenir au début, ou la fin, non le début, au fond sans doute un peu la même chose, le temps ressemble à une boucle, ressentir les possibilités infinies, la couleur orange imprègne le dessous des paupières, l’air est orange, la mer est orange, vire au sépia, effet, sur la jetée des empreintes humides apparaissent, le temps est inversé, l’ami attend au bout, sourit, se jeter dans ses bras, chuter dans des mers plus profondes, tout ressentir, se laisser aller dans ce monde inventé / Une enfant s’endort / les vagues la bercent / entre deux mondes, une heure s’achève.
Cette heure où l’on cherche le sommeil quand il se dérobe et/ou en même temps le rêve encore fuyant se met en place. C’est un beau projet d’écriture. On a cependant l’impression dans le texte de lire plusieurs heures d’insomnie qui s’enchaînent quand on lit « se réveiller dans une atmosphère calme » et « Réarranger la chambre » (j’ose dire que cela a perturbé ma lecture mais peut-être me trompè-je, pas assez attentive). J’aime bien le glissement dans le rêve marin avec les obliques, encore mieux quand la ponctuation s’efface avant/après comme un continuum. Je me demande alors si le retour à la ligne est nécessaire et si ce glissement ne serait pas encore plus accentué sans. Sombrer/navire j’y penserai la prochaine fois où il faudra trouver le sommeil !
Il n’y avait là qu’une heure, celle de la création du monde, « ce monde qui tournera toutes les nuits où le sommeil se refuse ». Comprend pour la perturbation, il y a des petits endormissements dans la tentative du sommeil, dans cette heure qui s’étire.
Pensais que retour à la ligne faciliterait la lecture, finalement je préfère en ramassé, effectivement permet un plus rapide glissement. Merci Cécile pour la lecture attentive !
Quelles belle virées imaginaires, et toute la première partie sur le corps qui refuse de s’endormir incroyablement précise, très beau
Merci Catherine, suis très touchée.
« Ce qui produit le sommeil n’a pas eu lieu. Fournir le calme et l’abandon ne se peut. Ce qui ne dort pas se saisit de quelque force étrange » etc… – avant tout cette écriture, un tel plaisir
plaisir de te croiser ici Brigitte, de savoir que tes yeux se sont posés sur mon écriture