saisir quelque chose de sa pensée là, quand il ferme la porte du coffre – c’est une quatre L et elle est rouge – comme le sang, probablement comme la révolution bolchévique comme la teinte de leur étoile – ce qu’il pense, là, en allant ouvrir la porte avant gauche, est-ce au trajet ? ou attend-il la manœuvre ? À la façon de sortir du garage ? J’ai cherché longtemps à savoir s’il était seul dans l’auto – il ne le dit pas, mais on l’apprend plus tard, il dit qu’il était dans un brouillard qu’il ne parvient plus à reconnaître – mais bien sûr que non, il n’était pas seul – celui qui conduit, celui qui l’accompagne – celle qui fait le guet – et tous les autres, toutes les autres qui savent et attendent sans doute : tous et toutes sont pris – il dit aujourd’hui que non, il ne se souvient plus de rien mais que oui, c’est lui et lui seul même si l’action a été partagée par tous et toutes, même et surtout ceux qui étaient en prison alors, lui seul qui, de neuf balles, lui qui, l’arme était équipée d’un silencieux, lui seul, à quoi peut-il bien penser fermant la porte du coffre de cette auto, on en connaît l’immatriculation, commence par N5, on sait qu’elle a été volée quelque part on peut trouver des renseignements sur elle, et lui qui ferme cette porte de coffre, il y a là une couverture sous laquelle – il ferme la porte du coffre, la claque sans doute et va aller se mettre au volant ou à la place du mort, il est seul, le seul à avoir parlé, le seul à avoir dit la vérité – la vérité, la sienne la seule qui compte parce que lui seul, là – mais non, il n’est pas seul il n’aurait pas pu conduire
saisir quelque chose de sa pensée, là, à lui, quand dans ce garage en sous-sol on lui dit de monter dans le coffre et de s’étendre – on l’a trimballé dans une boite comme à l’aller – sur lui on étend un plaid – pour me rassurer, je me dis qu’il prie et je me dis qu’il s’attend à ce qu’on lui réponde – j’ai cherché à savoir s’il s’agissait d’un box fermé ou d’un emplacement – j’ai lu les livres et de Barbara et de Anna Laura – il était parti, il avait revêtu son costume sombre, celui qu’il portait ce jeudi-là, vers neuf heures – ce jour-là il sortait de l’église, il avait prié, la messe je ne crois pas, à laquelle il assistait chaque jour qu’il le pouvait, dans une église en briques rouges, moderne, Santa Chiarra, une place, non loin de son domicile, sur le parcours qui le menait au siège place du Jésus – pendant tout ce temps, il aura porté un survêtement de sport, pendant tout ce temps-là, il aura écrit – et prié tous les jours – un survêtement de sport, lui toujours si sobrement vêtu tenu comme il sied à un homme de cette classe, professeur de droit public, tu sais cravate chemise blanche costume sombre comme sa cravate – affable retenu parfois joyeux quand il parlait de son petit fils – ce n’est pas qu’il ait été un si vieil homme, le vingt-trois septembre prochain, il aurait fêté ses soixante deux ans – on lui a dit de s’allonger dans le coffre, on l’a recouvert d’un plaid – comme lors de son enlèvement, entre les sièges de la Fiat il y a presque neuf semaines de ça – la professeure du deuxième étage allait partir, elle travaillait loin, elle partait tôt – elle est arrivée au sous-sol par l’ascenseur, lui était sous le plaid – Anna Laura qui faisait le guet, qui était assez proche des voisins, qui masquait ce qui se passait là, au premier, a parlé avec la professeure, celle-ci l’a regardée avec un drôle d’air, se demandant sans doute ce qu’elle faisait là, à six heures du matin dans ce garage en sous-sol, puis elle a pris sa voiture qui n’a pas voulu démarrer tout de suite, puis elle est partie – ce jour-là, c’était un mardi – ce jour-là
saisir quelque chose de la pensée de celui qui est au volant et qui attend – aurait-ce jamais pu être moi ? aurais-je jamais pu me laisser entraîner ? de la même année que moi, il est né en avril – saisir quelque chose, une bribe de sa pensée (lui est mort il y a vingt ans je crois : en prison, Rebibbia, rupture d’anévrisme), Germano – le chauffeur de la quatre L, là assis tandis que l’autre monte dans le coffre – quelque chose de sa pensée, son regard dans le rétroviseur quand il fait marche arrière – cette certitude de faire quelque chose en laquelle on croit qui est de notre devoir de notre morale de continuer et de résoudre, d’accomplir et de continuer encore – j’ai regardé les films qui ont été tournés, dans les premières années de ce siècle, j’ai écouté le réalisateur parler et j’ai apprécié l’histoire qu’il racontait à cette occasion – tellement – à l’occasion de son entretien – celle de ces deux juifs rescapés d’Auschwitz – peut-être bien des femmes – et qui, quarante ou cinquante ans plus tard se retrouvent dans un café – ça doit être à Belleville si tu veux mon avis – et se remémorent des histoires du temps des camps, des histoires drôles d’untel ou d’unetelle qui quand ou quoi et tout à coup, au dessus d’eux une voix, basse et dure, se fait entendre – ils écoutent levant leurs visages vers les nuages (les cieux probablement) qui se sont ouverts la lumière sans doute – et cette voix dit « ah ce n’est pas bien de rire de ce qui s’est passé là-bas ce n’est pas bien… » – alors l’un d’eux répond « ah oui, je te comprends, oui mais comment peux-tu le savoir, puisque tu n’y étais pas ? » – j’ai pensé à lui, cet homme allongé dans son costume sombre, il n’avait pas de cravate sur la photo, j’ai pensé un moment à ce qu’il pouvait bien se dire, allongé là, dans ce petit coffre, pensait- il à sa femme, à son petit enfant adoré ? – tandis que sur le siège avant patientait le chauffeur, ce Germano mort en prison, ce Germano qu’on surnommait Gulliver – dans ces années-là, on apprenait à conduire, les voisins d’en face nous avaient prêté leur quatre L rouge et on l’avait un petit peu pliée, en Bretagne je me souviens – en camping, on faisait cuire des pâtes sur un petit réchaud, on y mettait un peu de concentré de tomates dilué dans de l’eau – cette pensée, ces histoires, cette vie là
saisir encore quelque chose de la pensée de celui ou celle qui a garé la voiture pour garder la place – pour vers six heures du matin, ce matin-là, un mardi donc, ce matin-là vers six heures, aller s’asseoir et attendre que dans son rétroviseur il (ou elle) aperçoive la voiture rouge, au bout de la rue, pour la garer à l’emplacement qui se libérera immédiatement avant son arrivée – a-t-il attendu que les deux le rejoignent ? On sait qu’ils se sont tous évaporés dans la nature – l’un d’entre eux est allé dans le souterrain de la gare Termini pour téléphoner à la famille – parce que après avoir fermé la porte de ce coffre arrière, après avoir fait démarrer cette voiture, l’avoir fait sortir en marche arrière de sa place puis être sortis du garage, après être passés par la Magliana longuement longé le fleuve, puis la garer là, sur cette place d’où vient de sortir une autre voiture qui la gardait – cette place, entre les rue des Boutiques Obscures et la place du Jésus – puis abandonnée là, tout le monde est parti en train vers ailleurs, chacun et chacune de son côté, ce matin-là vers sept heures – sauf les deux qui occupaient l’appartement, qui devaient rester pour donner le change – plus tard ils déménagèrent l’entièreté du réduit, ils remirent les choses en place comme si de rien n’avait été ils disparurent, ce jour de printemps sans doute faisait-il beau – il fait toujours beau au printemps – mais quelle faute, quelle erreur, quel aveuglement, avec ces pensées perdues vers eux-mêmes alors qu’ils avaient tout gagné, qu’il suffisait – qu’il aurait suffi – de dire à ce type arrivé à la soixantaine qui connaissait comme sa poche les rouages de l’État et du pouvoir, il aurait suffi de lui dire « va t’en », ils l’avaient soigné, nourri, ils avaient lavé son linge, ils avaient parlé avec lui ils étaient là, il aurait suffi de le lui dire – va t’en – mais non, il a fallu le couvrir d’un plaid, quelques détonations et refermer la porte du coffre – rouge comme le sang, rouge comme leur étoile
il s'agit d'un des travaux en cours - la consigne permet d'y recourir ou revenir (ce n'est jamais abandonné, ces affaires-là, c'est juste laissé en l'état - un jour ça revient) - je ne suis pas certain du bien fondé explicatif ou illustratif des images - il y a peut-être un fil à tirer sur la façon, la manière ou la main de s'emparer de ce moment historique (inutile d'en faire des pompes - d'en devenir pompeux - car tout est historique, à un certain niveau : par exemple soi-même) mais le caractère assez artificiel du recours à cette description d'un seul moment se comprend comme une des ficelles peut-être (les consignes sont des ficelles) aidant à (faire) agir les différents personnages de la narration - s'il y a narration - à ce propos, on dispose ici de quatre éclairages (disons), il y en aurait sans doute (évidemment beaucoup) d'autres - par exemple, de l'autre côté du miroir, rechercher des détails sur la réalité des choses, en ce 9 mai 1978, au sein de l'État (italien) (j'ai une certaine tendance à vouloir gommer l'aspect local de ces choses: c'est parce que j'ai l'hypothèse (probablement auto-centrée) que ce moment-là constitue la fin du rêve communiste) - bonjour le boulot : je l'avais entrepris durant le premier confinement où je disposais des codes d'abonnement au journal de référence paraissant l'après-midi, j'avais alors répertorié les articles du journaliste Robert Solé alors en poste (disons) à Rome : ce travail s'est perdu lors du décès, l'été suivant, intempestif, du disque dur de l'ordi - sans copie - je n'ai pas relu le "journal" écrit alors pour l'Air Nu, mais il doit en rester des traces (de cette recherche, de ces articles peut-être) - les temps étaient (sont toujours) bousculés c'est pour ça - pour dire donc qu'il s'agit d'une opportunité que j'espère pas trop embrouillardée par les quelque quarante quatre ans passés (l'enlèvement s'est produit le 16 mars,le jour manqué de la signature de ce qui est nommé "compromis historique"...)
Merci Piero Cohen-Hadria. Des traces, oui. 25 articles tagués « Aldo Moro » entre le 28 mars 2011 et le 4 avril 2022.
Voir : http://www.pendantleweekend.net/tag/aldo-moro/
ah 25 mentions quand même… (vu comme ça, ça aurait tendance à tourner à l’obsession, tu ne trouves pas?) remarque il y en a pas mal qui ne sont que marginales – mais quand même – il y a un travail qui reste(ra) en brouillon je suppose j’en sais rien – j’accumule et puis je verrai bien… Merci à toi, Ugo
Rétroliens : dialogue #04 | éteins la lumière – Tiers Livre | les ateliers, les chantiers