Je m’amusais à redessiner avec les doigts les contours écornés des tomettes rouges, joue à terre, traçant un chemin sinueux dans leurs joints comme des voies sablonneuses, dans lesquels la matière s’effritait et s’immisçait sous mes ongles, je la creusais, la grattais, le plaisir du toucher primait sur le trésor, du paillasson de l’entrée et de ses minces couches de terre, de sable, d’herbe et de gravier, je regardais l’horizon de ces roches rouges aux arrêtes rectilignes dont seuls les akènes à plumes du pissenlit venaient à s’extirper en roulant à tout vent, légers et agiles dans leurs chemins de hasard, qu’importe que la cuisine ait été sur la gauche, là où il était clair pour ma mère que les souris se cachaient dans les trous, ces espaces noirs et vides d’où pouvaient sortir toutes les peurs, tous les fantasmes, ce sol non carrelé dont la machine à laver avait obstrué la vue, ce no man’s land, ce couloir interdit qui longeait le mur mitoyen entre l’habitation et la grange que l’urgence d’habiter avait oublié un moment, et qui se trouvait être devenu un terrain de repli pour toutes les espèces interdites de visite, à chaque endroit, roulant sur les tomettes et s’accumulant dans les joints, de petites boules noires, qu’on disait empoisonnées s’accumulaient dans la cuisine sans que rien ne puisse les déloger, comme le terrain d’une guerre larvée, le dernier recours contre ce que ma mère craignait le plus, la déferlante joyeuse et totale de ces rongeurs, qui attendaient le moment opportun pour reprendre possession de leur espace, annihilant la présence récente de ces quelques citadins emballés par l’herbe et le lilas odorant mais qui n’avaient compris que trop tardivement ce qui se jouait dans les murs de cette maison, ces rongeurs qui habitaient autrefois cette étable et qui l’habitent toujours dans les interstices, les coins, les angles, les greniers, les planches accumulées, la laine de verre, la laine de roche, les coffrages des escaliers, tous les espaces interdits d’une grande longère, sur ce sol, j’ai aimé le ménage à grandes eaux lorsque très vite ces boules dégageaient et que le rouge passivé, éteint de ces tomettes reprenait vie, rougeoyait, resplendissait comme si rien n’allait plus être comme avant, comme si le sol disait qu’il méritait aussi notre regard, pourtant la serpillère n’avait que quelques secondes d’avance pour révéler la beauté de ce sol abimé avant qu’il ne sombre de nouveau dans l’indifférence la plus grande, et moi je reprenais le chemin de la serpillère en sautant ci et là à cloche pieds et retenant à chaque fois, un instant, l’humidité sous mes chaussons, dont la trace laissait perdurer la beauté de cette dalle, dans laquelle mon empreinte venait réchauffer la matière de cette tomette, lui faire battre le cœur marchant sur ces vaisseau de sang, innervé tour à tour les bêtes puis paire de chaussons, alternant la rapide et fugace course des souris et les pas collant comme des ventouses de mes chaussons, marcher sur ce sol c’était comme réveiller un muscle endormi, en presser la circulation à un endroit afin qu’à l’autre bout de la maison l’espace gonfle, se cambre, se noue, se dénoue, déploie ses aises, s’arrondisse et que sur son dos glisse les rongeurs endormis, avec ce sol qui oscille entre des soubresauts vivaces mais fugaces d’instants magiques, avant de devenir ce ciel rouge, ce feu qui devenait notre horizon avant que de pouvoir regarder au-delà, à l’endroit, à l’envers, dans l’espace consumé que marquait cet air rempli de poussières visibles à la lumière mais transparent le plus souvent.