En pleine nuit. Un à un ils sont descendus. Ils tenaient dans leurs mains un enfant ou deux. Un sac à dos à leurs pieds. Ils ont avancé sur la route, jusqu’au vieil arrêt de bus. Se sont retournés une seule fois. Regarder une dernière fois leurs maisons aux yeux clos.
D’autres sont arrivés. Halo de lumière tremblotant, manteaux chauds dans la nuit laiteuse. Sacs à bout de bras, qu’il faudra abandonner, trop de poids, une si longue route. Certains seuls. Sans rien que leur corps tremblant. Et puis d’autres encore. Corps emmitouflés, lampe frontale et chaussures de marche, partis pour la grande aventure. La plupart se serrant les uns contre les autres. Les enfants contre les jambes de leur mère, entourant leur taille, essayant d’en faire le tour, comme si tout à coup rien n’était plus tangible, tout pouvait disparaître là, d’un instant à l’autre, comme les maisons déracinées par le souffle du vent, voulant s’assurer à tout prix que le corps de leur mère était encore là, à portée de leurs bras. Se sont retrouvés là. Hébétés. A regarder les gens courir, à aider certains à traverser, à se protéger du vent menaçant. Les uns leur faisant signe, venez, c’est ici, ici vous serez à l’abri.
Au loin, des feux se sont allumés, si proches, trop proches. Eux les regardaient, effarés, trouer la nuit. Les flammes, timides au début, comme un feu de hasard, une allumette jetée là, commençaient à se faire tenaces. Et les vents tournoyaient, de plus en plus fort, venaient casser circuits, jeter lignes électriques sur la route, faire étincelle. Les flammèches encouragées devenaient torches, jouaient à se glisser sous une tuile, et puis une autre, serpent de fumée, tentacules brûlantes. Les longues langues jaunes se réjouissaient maintenant de lécher les murs des maisons, prendre possession de ce qui avait été la vie, le coeur de tous ces hommes et toutes ces femmes, rassemblés ici, sur le terrain de foot.
Lui, silhouette frêle et cheveux en pétard, les yeux plein de brume, s’est mis à grelotter sous son pyjama. Une autre couchée dans les bras de sa mère s’est à peine réveillée, bercée par la clameur. Un homme à la stature imposante, épaules larges et taille haute, blouson chaud et chaussures de montagnes, a dit qu’il s’y attendait, forcément ça devait arriver, s’y prépare depuis des années, une suite logique. Et la femme à ses côtés, agacée par ces mots définitifs, a enfoncé les mains si loin dans ses poches que son dos voûté a failli déchirer son vêtement, malgré sa courbe douce.
Et puis une onde les a parcouru. Un mouvement. Ils se sont mis à marcher le long de la route. Martelant l’asphalte sous leurs pieds. S’éloignant de leurs habitations en feu. Croisant camions de pompiers hurlant et sirènes en alerte. Et d’autres encore, jetés sur les routes, pantins sortis de leur boîte, clown tristes, fantômes surgissant des bas-côtés. Tous sont venus rejoindre le mouvement, onduler au bord du fossé, tous sont venus grossir la foule, marteler de leur chaussures, sabots, bottes, pieds nus la chaussée noire d’asphalte.
Bientôt l’asphalte a fait place à une route grossière, traits et bosses irréguliers, et puis terre battue, terre de sentiers. La route devenue plus étroite s’est enfoncée dans l’obscurité. Leurs pas cherchant le chemin, prudents sur cette route inconnue, résonnaient de plus belle, tandis que leurs yeux, égarés dans la nuit, cherchaient à s’orienter. Etonnés qu’ils étaient, peut-être pour la première fois, de traverser la soie épaisse de la nuit, guidés par l’unique lampe de poche que l’aventurier du groupe avait pris soin de placer sur son front. La nuit épaisse désormais se trouait de quelques paroles, de silencieux sanglots.
Mais où on va comme ça. Est-ce que quelqu’un sait au moins ?
C’était étrange de découvrir soudain que la nuit pouvait encore être noire. Si noire et si épaisse. Sortis de leurs maisons, de leur périphérie, une fois les veilleuses éteintes, les panneaux de signalisation disparus, la nuit était bien noire.
Nous les avions entendus venir. Depuis longtemps. Nous entendions le rythme de leur pas. Leurs hésitations. Leur affolement. Les vibrations de leur pas s’intensifiaient. Parcouraient tout le réseau de nos racines. Nous écoutions et nous sentions leur venue. Nous sentions leurs chagrins et leurs colères. Nous étions prêts à absorber leur peurs. A noyer leur désespoir. A les entourer de nos bras.
Wouch, il résonne fort, ce texte ! Il me semble qu’il y a quelque chose à tirer sur le long court, avec cette parole de forêt. Non ? En tout cas, moi j’aurais bien envie que ça continue. Et je pense évidemment à Anima, de Wouajdi Mouawad !
Merci! Oui tu as raison, ce texte correspond pour moi à une exploration de quelque chose de plus long, dans lequel la forêt est un personnage important. Mais je n’avais pas pensé à Anima! Vais m’y replonger du coup, merci de ce retour!
Tellement comme y être et marcher avec eux, merci
Merci Anne!