Sur la table en bois laminé blanc gisent une bouteille de crément brut apparemment vide, deux paquets de cigarettes – Marlboro, Gitanes – , une feuille d’aluminium, une serviette en papier chiffonnée, un verre sans pied à demi plein. Un deuxième verre, caché derrière la bouteille, contient encore un fond d’alcool, ce qu’on ne saurait affirmer pour le troisième dont on n’aperçoit que le bord, en bas de la photographie. Un homme – la seule personne figurant sans être coupée par le cadre – est assis en bout de table : grand, brun, frisé, arborant une moustache bien fournie en forme du fer à cheval. Il est pris de profil, paupières mi closes. L’index et le majeur entre lesquels un mégot se consume pointent une cible invisible. Avertissement, menace, en direction du hors champ ? Pantomime imbibée d’ivresse, trahison du corps ? Deux liserés argentés s’imprimant sur le fond vert de l’aquarium derrière lui, deux tâches minuscules près du front et au dessus de l’épaule – paillettes, étincelles ou flammèches subliminales – assurent la convergence des regards. Celui du gamin en pyjama, d’abord, qu’on dirait presque incrédule, affalé dans son fauteuil. Seuls son buste, un bras et son visage ont été capturés par le cadre. Deux doigts dans la bouche, ses yeux – points rouges sur fond blanc – lorgnent vers le nimbe dessiné par les petits poissons exotiques. Et sur le bord gauche ensuite, en bas, dans le coin, tout près de la chaise vide, deux présences amputées, elles aussi : la première est un morceau de visage – peut-être une femme, mais pas sûr – tourné pareillement vers l’homme ; la seconde est un échantillon de chemise à carreaux. Il en sort une main posée sur ce que l’on présume être une cuisse. Le fragment d’un corps seulement.
Au moment où tu m’as dit « je suis votre père, quand même », un enfant avait pris possession de ta voix. Tu m’as demandé pourquoi nous ne voulions plus te voir. C’était si évident que je n’ai pas su quoi te répondre. Dans tes yeux la naïveté et l’étonnement prenaient toute la place, j’ai du lutter pour ne pas rendre les armes. J’aurais voulu trouver la force de te donner cette lettre qui se trouvait dans ma poche, mais devant toi je n’assumais plus l’incipit: « je crache sur ton nom qui me désigne aussi ». Fixée au mur en face de moi la télévision passait en boucle les résultats des courses. Les tickets perdants jonchaient le sol sous le repose pieds du bar. J’ai proposé qu’on aille marcher un peu. Alors que tu descendais du tabouret j’ai senti en moi l’amorce d’un geste pour te soutenir. L’ai suspendu. Le temps de te regarder. Et puis dehors, sur le trottoir, j’ai pris l’air froid à plein poumons. J’ai visualisé l’obscurité poisseuse qui régnait à l’intérieur du rade, j’ai soufflé un grand coup. Tu t’es extirpé de l’ombre à ton tour : tes épaules diminuées, suspendues dans les airs par un cintre invisible ; tes muscles fondus, tes jambes faiblardes, ta peau devenue grise. Mais toujours cette démarche en canard – celle qui me déconcerte quand je surprends mon propre reflet dans une vitrine. Je t’ai vu venir vers moi et j’ai pensé : jamais je ne porterai la moustache. Nous nous sommes mis à marcher côte à côte, en silence. Nos bouches crachaient de la vapeur. Tu t’es tassé un peu plus dans ton manteau, tu respirais mal. Je t’ai demandé si tu fumais toujours. Tu m’as juré que non. J’en avais mal au cœur à sentir toute l’amplitude de mon corps en comparaison du tien. Tu as voulu avoir des nouvelles de la famille. Je t’ai répondu par une vérité crue. Alors tes frêles épaules ont fait trois petits bonds, comme le moteur d’une voiture qui tousse. La machine cale, ne redémarre plus ; j’ai pensé : c’est bon, il conscientise. Les yeux rivés au sol, ta main cherchant mon épaule. La mienne désirant quelque chose aussi, sans doute. Et ensuite, les poils qui s’hérissent. Vibrations d’énergie à basse fréquence : ton sang, le mien, nos vases communicants. Quelque chose est passé. Je te retrouve dans la douleur, sans mensonges. Et c’est ce que j’attendais sans doute: une douleur authentique.
vraiment une photo qui nous parle à tous, en tout cas à moi beaucoup
Vraiment touché d’apprendre que ça fait écho. Un chaleureux merci pour la lecture et le commentaire.
Juste la description précise de la photo à la fois neutre et subjective. Puissante l’émotion du texte « après « . Après coup. J’aime l’intervalle, tout ce temps imaginé depuis la rupture, tous les silences. Grande force la scène dans le café avec les retranchements, sous le résultat des courses, comme le résultat des comptes entre vous deux, si vrais, si dérisoires…
Merci Pascale Sablonnières pour ce retour sur texte précis et détaillé. Cela m’aide beaucoup à prendre du recul sur ce que j’écris.
Texte puissamment évocateur et émouvant
Merci
(il m’a manqué l’éclat de lumière du flash dans le simili métal du poste de radio probablement bi-cassette magnétophone derrière lui – les bouquets aussi) mais c’est cet éclat qu’il y a entre les deux textes et aussi dans la lettre qu’il y a dans votre poche – percutant
Le poste cassettes et les bouquets de fleurs étaient présents dans le premier jet du texte, mais j’ai décidé (peut-être à tord, car c’est vrai que ça aussi ça raconte beaucoup) de retirer cette partie. Je souhaitais focaliser les regards sur le sujet qu’on allait ensuite retrouver quelques années plus tard dans une posture plus sensible, moins tapageuse.
Sacré texte! Me donne envie de savoir plus, la curiosité parfois s’attable et veut fouiller la ou ne devrait pas, dans les douleurs authentiques qui construisent et font de nous!
Oui, je vois bien de quoi vous voulez parler. Etant comédien de formation, cette curiosité envers la vie des autres est devenue une déformation professionnelle. Merci de m’avoir lu et d’avoir pris le temps de me laisser un petit mot.