Toute chiffonnée, humide, salée, piquetée de moisi par endroits, pliée en biais entre les pages d’un bloc note à petits carreaux tout gondolé, Bé la reconnait tout de suite, pas besoin de la retourner pour voir le cartouche. Admiralty Chart 2721 St Kilda To Butt Of Lewis. Tachée, déchirée aux pliures, barrée de traits, annotations, points avec heures, notes et calculs dans la partie vide en haut à gauche, à côté de la flèche de déclinaison dans sa rosace de chiffres. Écriture déformée, irrégulière, barrée, raturée, soulignée, encadrée. Quasiment illisible. Assise dans le carré, elle déplie la carte sur la grande table, et replace doucement les morceaux les uns à côté des autres. Elle revoie sa route, ce jour-là, cette nuit-là, ses interrogations sur le vent, les courants, les zones qu’elle a quadrillées, les autres zones qu’elle a rajoutées quand les secours en mer ont renoncé à poursuivre les recherches, quand le vent est encore monté et que la réalité a commencé à s’installer, poisseuse et collante, avec toute la longue houle des regrets, les remords, la tristesse, le chagrin, l’abattement, l’impuissance, la peine, l’accablement. Les souvenirs les plus doux devenaient les plus douloureux. Larmes et embruns, son visage avait blanchi sous le sel. Et maintenant, presque un an après, à cause d’un bout de papier retrouvé dans un casier, elle se rend compte que rien n’a changé, que la douleur est toujours là, la même, toujours poisseuse et collante, maculée de regrets. Pas possible de s’en défaire. Pas l’envie de s’en défaire ? pas les moyens ? Loin d’avoir oublié, très loin. Loin d’avoir digéré, fait son deuil, passé à autre chose, tous ces mots qu’on utilise pour vous signifier qu’on ne vous écoutera plus, que oui d’accord, ça a été un moment difficile, mais quand même, ça fait longtemps maintenant et qu’il faut « passer à autre chose », que c’est fini et qu’on n’y pourra rien changer, qu’il faut se reprendre, se ressaisir, aller de l’avant, faire des projets, continuer ce qui était en cours quand il a disparu, pour lui, pour sa mémoire. Et surtout, pour leur lâcher les baskets, à eux, avec ce chagrin qui les fatigue par sa trop grande constance. Que c’était juste un copain, non ? Un ami ? Oui, copain et ami, c’est pareil, non ? Synonymes… Aujourd’hui c’est une carte qui l’a ramenée vers Gé. Ça aurait pu être n’importe quoi, la cafetière, la veste de quart du même modèle que la sienne, ou un oiseau, de ceux dont il allait une fois de plus s’occuper ce jour-là à Saint-Kilda, ornithologue référent de la réserve. Ou simplement la mer. Une simple vague aurait pu la remettre au milieu de ces jours et de cette nuit de recherche, au milieu de ces souvenirs, au milieu de ces questions qui ne guérissent pas, plaies trempées régulièrement dans l’eau salée et sur lesquelles la peau refuse de se reconstruire. Toutes ces questions sur les relations entre humains, l’attachement, l’amour, l’amitié, les mots qu’on n’a jamais dits même si on les a tant rêvés, ce besoin des autres comme ce besoin de nous éloigner des autres. Les gens qu’on lâche, ceux qu’on repousse et ceux auxquels on s’agrippe. Et le temps qui vient se mêler de tout ça. Ceux qui nous étaient indispensables et auxquels on ne pense plus, dont on oublie jusqu’au nom, au visage, à la voix, à l’accent, aux intonations, à la couleur des yeux, à l’odeur, à leurs préférences pour le café ou le thé. Pour le meilleur comme pour le pire. Pour l’oubli ou pour alimenter la souffrance qui revient frapper par derrière au coin d’un morceau de papier griffonné. Et puis il y a ces attirances qui ne sont pas réciproques, douloureuses ou irritantes. Disparition volontaire de la vue de ceux qui ne nous conviennent pas, disparition par dissolution dans le temps, le feu qui s’éteint faute de bois à brûler. Des relations comme des animaux, certains sont capables d’hiberner, de faire descendre leur métabolisme et d’attendre, simplement attendre des jours meilleurs, des températures plus hautes, des conditions favorables, le prochain message, le coup de fil, le jours où on se verra en vrai. Tandis que pour d’autres, quelles que soient les conditions, il faut que toujours la nourriture soit là, le fonctionnement ne souffre aucune adaptation. Relations du froid et relations des milieux tempérés. Les petits gâtés du toujours plus ou moins tiède et les extrêmes de l’hiver gelé. L’âge de la relation joue aussi. Les nouveau-nés sont plus fragiles, ils ont besoin d’être protégés, ne peuvent pas se débrouiller seuls bien longtemps. Elle essaye de classer, de ranger, pour comprendre. Copains, amis, famille, connaissances, gens qu’on connait pas… Comprendre ce qu’elle fait là, dans son bateau échoué sur cette plage de Bretagne devant l’ancienne maison de Cé, pas revue combien, huit ? dix ans ? Avec Gé, ils avaient commencé dès le début par une relation d’ours polaires, qui supportait sans problème les hibernations des interminables campagnes de comptage des oiseaux migrateurs ou les embarquements signés pour plusieurs mois. Copains. Puis bons copains. Amis ? Un peu, sûrement. Amants ? À l’occasion. Un reste d’école. Avec Cé, elles s’étaient retrouvées, les deux seules filles sur les chaises des salles de cours ou devant les postes à souder de l’école de marine marchande. Féministes par obligation. Des amants, oui, des amours, non ! Mais jamais à bord, rien qui pourrait compliquer la navigation, les éloigner de la mer. Ça devait durer toute la vie. Et Cé avait rencontré Ef. Mais Bé s’y était tenue. Homme d’équipage comme les autres à bord, une fois à terre, elle n’avait rien contre un rapprochement qui se faisait tendre sur un coin de banquette ou des réveils à deux dans des draps qui pouvaient ne pas être les siens. Un homme dans chaque port… Jusqu’à Gé, elle avait réussi à tenir les sentiments hors du jeu. Mais avec lui, elle aurait voulu parler de ces réflexions, ses pensées, … ses sentiments, qui doucement s’insinuaient en elle comme des racines, qui l’attachaient à lui, à ses yeux de tempêtes ou de clapot tranquille, sa voix qui se cassait et tremblait dès qu’elle sortait du terre à terre, ses silences, ses mains qui savaient tenir tous les oiseaux jusqu’aux plus délicats sans les blesser. Sa peau quand ils n’emmenaient qu’un duvet pour deux, juste pour le poids du sac à dos, évidemment. Pour dire tout ça elle n’avait pas eu les mots. Elle avait eu peur de casser tout le reste en y rajoutant ça. Et si chez lui tout ça n’y était pas ? Cette semaine de comptage à Saint-Kilda, elle voulait essayer de voir, de lui dire. Pas lui dire, lui faire comprendre. Peut-être. Si l’occasion se présentait. Il était parti avant, avec une navette. Elle devait arriver le lendemain, le temps de finir une bricole sur le bateau. Une semaine sur place et ils rentreraient ensemble, une fois le boulot terminé. Elle était presque arrivée quand la VHF a commencé à crachouiller son appel de détresse. Il était parti pour Levenish et n’était pas revenu. Canot retrouvé vide. Mer agitée, nuages très bas presque brume, la nuit allait tomber dans deux heures à peine, elle avait participé aux recherches. Elle avait continué après les recherches. Jusqu’à ce que les secours viennent la chercher, elle, pour la mettre à l’abri, elle et son bateau, du vent qui continuait à monter et des vagues qui se creusaient. C’est là, dans l’infirmerie des militaires sur Hirta que le cauchemar est venu pour la première fois. C’est toujours bref, elle n’a jamais la force d’aller plus loin que ces premières images. C’est comme un film. Le Baudelaire de la photo de Carjat est sur le pont d’un bateau, une femme en longue robe d’époque appuyée à son bras. Visage caché sous un grand chapeau posé sur le côté. Ils regardent l’eau, quelque chose dans l’eau. La camera tourne, zoome. Une charogne. Ouvrant d’une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d’exhalaisons. Celle qu’elle a toujours imaginée en lisant le poème et en voyant une carcasses de mouton échouée sur la plage. Mais avec une veste de quart rouge. Et le visage souriant de Gé.
C’est un très beau texte, il m’a attrapé et tenu jusqu’à la dernière ligne.
Merci pour ta lecture, Laurent, ça fait bien plaisir ! et c’est une bonne chose que tu sois allé jusqu’à la dernière ligne, puisque la chute a son importance pour comprendre le titre dans ce texte… 😉
complètement d’accord, et cette fin ajoute une dimension au texte.
Le rythme est très prenant… j’attends la suite avec impatience… m’a fait pensé à plusieurs moments au film Serre-moi fort d’Amalric
Merci pour ta lecture Michael ! Pas vu le film dont tu parles, et même pas entendu parler, mais vais me renseigner ! Et pour la suite, j’y pense, mais pas encore vraiment d’idée précise. J’hésite, d’autant plus que ce texte-là va impliquer pas mal de changements et d’adaptations dans le début du PDF….
« Les gens qu’on lâche, ceux qu’on repousse et ceux auxquels on s’agrippe. Et le temps qui vient se mêler de tout ça. Ceux qui nous étaient indispensables et auxquels on ne pense plus, dont on oublie jusqu’au nom, au visage, à la voix, à l’accent, aux intonations, à la couleur des yeux, à l’odeur, à leurs préférences pour le café ou le thé. Pour le meilleur comme pour le pire. Pour l’oubli ou pour alimenter la souffrance qui revient frapper par derrière au coin d’un morceau de papier griffonné. Et puis il y a ces attirances qui ne sont pas réciproques, douloureuses ou irritantes. » Si bien dit ! Merci, Juliette !
Bien contente que ce texte fasse de l’écho chez toi, Helena ! et je pense que je vais même en profiter pour recentre un peu tout le PDF autour des relations entre les personnages. Je ne sais pas comment François a réussi à nous amener là, mais pour moi en tout cas, ce n’était pas du tout prévu. Pourtant cet endroit où je suis arrivée me semble d’une richesse incroyable !
Très fort et prenant, l’arrivée de la charogne à la fin du texte terrible. Bravo!
Merci Catherine, j’ai longtemps hésité à poster le texte, hésité à changer la fin pour faire quelque chose de plus consensuel, de moins potentiellement «choquant », mais ton retour me réconforte !