Tu es en avant, le chemin est poussiéreux, sec, mes chaussures sont déjà couvertes de la poudre brune qui forme un nuage à notre passage et redescend en bruine volatile alors que nous avons à peine entamé notre balade de 10 kilomètres vers Macharaviaya et, à chaque pas, s’impriment les empreintes striées de mes semelles, tu es en avant comme toujours, nous suivons le sentier qui part de chez toi et qui n’est pas avare de raidillons, de cailloux, de chardons et de vues plongeantes sur les oliviers, les amandiers et la Méditerranée, ce sentier craquelé, lézardé (lorsque la pluie tombe, elle dévale et ravine, affouillant la terre sans ménagement), rude, traversant des terres arides qui grillent littéralement en été et deviennent rousses ; tu es en avant, ton âne chemine à tes côtés, tu l’as choisi comme compagnon de route pour rallier la France depuis l’Andalousie ( ton départ est pour bientôt, aujourd’hui ce n’est qu’un minuscule entraînement), ton âne, qui s’arrête à l’instant pour s’enfiler quelques gousses de caroube qu’il arrache aux branches basses des arbres ou qu’il ramasse au sol, balayant de ses naseaux un fin gravier qui s’éparpille.
On est loin du sol moussu et herbeux de ta Wallonie natale, des ruisseaux qui capitalisent l’humidité, des pluies qui gorgent la terre d’eau et la rendent lourde comme une promesse fertile, loin des champignons à glaner et des herbes folles derrière lesquelles on se cache et batifole, on est loin des sous-bois, de l’humus, des fougères, des mares et de la vase, non ici c’est le sud, la chaleur qui irise jusqu’au cœur, c’est la tache d’ombre que, les yeux rivés au sol, je cherche en vain.
Tu es en avant, le sol est blanc ici, le chemin fait de dalles carrées,un assemblage irréprochable, une géométrie imparable, de longs alignements parallèles qui forment des corridors qui se déroulent, les rares enfants s’amusent à marcher sur les traits rectilignes constitués par les joints ou à sautiller d’un carreau à l’autre sur une marelle sans ciel, rien n’est laissé au hasard, les dénivelés sont des marches d’escaliers et la végétation est artificielle, rien qui pique ni salisse, rien qui respire, ne trottinent ici que des chaussures de ville (parfois on aperçoit des tongs), des crocs d’infirmiers et d’aide-soignants -aux antipodes des sabots asiniens-, des roues et des roulettes qui ont leurs codes de ballet; c’est un accès froid, une piste de céramique déployant à l’infini des nuances de blanc, des plinthes impeccablement posées, une demi-lune, d’un ton un peu plus soutenu (un blanc cassé ou légèrement rosé peut-être), tente d’attirer l’œil, comme un essai de fantaisie au centre d’une petite esplanade ; tu es en avant, l’enchainement de carreaux conduit à ta chambre, lorsqu’on en franchit le seuil, le sol est rigoureusement identique à celui du couloir, ce sol qui s’est tout à coup joué de toi, se dérobant sous tes pieds, perdant son horizontalité, devenant flou et indéchiffrable et cessant d’être un ancrage au point de te mener ici.