1/ au fond d’une armoire poussiéreuse dans un sac sous des rideaux et des tissus de rien – oublié depuis des années – d’un blanc jauni avec des ajours sur le dessus – déchirure d’au moins cinq centimètres sur un des côtés – des ajours en forme de fleurs – et des fleurs cernées d’autres fleurs – broderies avec pétales affinés et allongés ou arrondis – de chaque côté des formes carrées ou en losange avec quatre petits trous autour – la travée centrale ( je ne vois pas d’autre mot pour désigner ce chemin de broderie ) est beaucoup plus aérée avec une dentelle (que je sais avoir été faite à la main sur le carreau de dentelière qui est caché dans une armoire) cousue sur le tissu de coton – et l’odeur qu’on ne sait pas – trois étroits volants sur l’avant dont l’un est sali, raidis d’amidon, festonnés de dentelle ajourée – deux cordons minces et très froissés toujours de ce blanc laiteux légèrement terni – un petit bonnet de coton d’autrefois – la coiffe vue sur de rares photos qui trônait sur la tête de mon arrière-grand-mère – et l’odeur qu’on ne sait pas
2/ bordures raidies d’amidon d’autrefois, dentelle entortillée repliée en elle-même – tenir entre mes doigts ce qui se nomme peut-être feston ( je n’ai pas le vocabulaire des couturières) – tenter de déplier, étirer, redonner forme – s’apercevoir que cela ne fait pas tout le tour de l’ouvrage mais se situe juste sur l’avant du bonnet , de la coiffe – une sorte de visière – il y a trois tranches, niveaux, épaisseurs sur cette avancée, froncées avec un trou sur le tissu de la plus haute – à l’arrière une petite bande de tissu étroite sans doute pour ajuster la taille et resserrer la coiffe pour qu’elle s’ajuste à la circonférence de la tête – se dire que tout ça devrait être repassé et recousu – ne pas en voir l’utilité maintenant – cette coiffe, enfermée depuis près de cent ans dans un sac serré au fond d’une armoire scellée dans un mur y retournera…
3/ ce bonnet n’a aucun intérêt, mais c’est la tête sur laquelle il siégeait qui m’importe – ce chapeau, ce bonnet, cette coiffe mise en forme par ses mains a enserré la tête de Julie pendant des années – elle n’est jamais en cheveux sur les quelques photos qui disent un peu de ce qu’elle fut – cette coiffe donc, une parmi d’autres, peut-être celle du dimanche au vu de la débauche de dentelle et de fleurs, ni mantille ni voilette mais juste un tissu de coton qui a dû être blanc mais qui depuis les années épuisées a pris une teinte indéfinie, froissé, déchiré, dont Julie a dû se servir longtemps, rapiécé pour couvrir la chevelure blanche d’une vieille dame dont je connais si peu la vie et pas du tout les pensées cachées sous la dentelle – le regard légèrement dissimulé sous cette sorte de visière dentelée, les envies évanouies, les pensées évaporées par les ajours de la coiffe – quand on est mort on est flou
4/ entre oubli et lassitude, chiffonnée sur le bord du bureau, la coiffe est sortie de mes pensées – cela doit rester sur une tête pour garder de sa prestance – là, ce n’est plus rien qu’un chiffon de tissu troué d’oublis de doutes de vies réinventées de larmes et de regrets – à rechercher ce qui n’est plus et n’a peut-être jamais été – le regard est las n’espère plus rien, regrette presque son intrusion dans ce monde du passé dont il ne sait que faire – les mots butent sur des banalités se délitent et s’épuisent, tournant autour du nœud qu’ils ne parviennent pas à dénouer – il faudrait recourir à cette patience d’ombre et se laisser glisser dans un songe de Julie pour franchir la frontière, dessiner la cartographie d’un paysage inconnu – s’affubler de la coiffe, nouer les liens sous le menton, l’ajuster sur la chevelure, redresser la visière et regarder avec les yeux d’arrière, non pas dehors mais dans cet en-dedans où tout se joue – tenter de se franchir – et de ce vide matriciel de l’absence tisser à nouveau une présence – d’un tissu de coton empli des vides d’une vie convoquer les ombres – plier et déplier la part du ciel
5/ Dénicher par hasard cette petite chose légère, raidie par les ans et par l’amidon, ouvragée de chemins de dentelle, d’ajours et de motifs travaillés, balafrée d’une ou deux entailles où les doigts malhabiles se glissent pour saisir des pensées qui depuis longtemps se sont enfuies – petites ailes de vie dont je ne saurai rien – coiffe de dentelle faite à la main sur le carreau de dentelière (bien rangé au fond d’un placard avec son attirail de fuseaux qui ne cliquèteront plus et de fils emmêlés pour une éternité), avec ces broderies savantes et étudiées où se côtoient fleurs aux pétales réguliers, allongés et effilés ou arrondis et ventrus, entrelacés de figures géométriques pour y circonscrire les obscurités des jours qui se diluent dans la douleur, la perte et le deuil. Un autre monde avec si peu d’échos s’est délité sous cette coiffe jaunie avec cette avancée de dentelle à trois niveaux durcie, froncée, déchirée, salie pour protéger sans doute des rais d’une lumière trop intense pour un regard usé. Ce linge ouvragé a enserré les cheveux blancs de mon arrière-grand-mère Julie, a contenu les mèches folles et les pensées sauvages, a veillé selon les coutumes de l’époque à la bienséance de l’être qui respirait sous ses fanfreluches, le cordon qui attachait la coiffe sous le menton par un nœud finissait d’enserrer la voix qui n’était que murmure. Je regarde les quelques photos de Julie collées dans les albums familiaux à la recherche de cette coiffe-ci mais ne suis certaine de rien même si, sur chaque photo Julie n’apparaît jamais en cheveux mais bien toujours couverte d’un bonnet blanc variant selon les saisons peut-être… Une question se glisse en moi soudain: a-t-elle été ensevelie avec une coiffe … me dis que cela est fort probable…et je souris sans trop savoir pourquoi. Mes yeux dérivent entre ces ajours minuscules, se perdent dans une rêverie de vie inventée, s’insinuent dans ce flou, ce voile de buée, à la croisée des mémoires, dans cet entre-deux des possibles dont on ne sait rien. D’un geste respectueux, je pose la coiffe sur mes cheveux blancs, espérant je ne sais quel miracle ou quelle plongée dans un abîme empli de révélations éclatantes, j’éprouve de la difficulté à positionner le tissu – Julie avait peut-être une petite tête! – et comme si j’étais couverte de lichen ou de mousse j’attends que quelque chose survienne: enserrée, tassée, comprimée, rapetissée, c’est un vocabulaire de prisonnier qui monte sur les lèvres, alors même que le nœud sous le menton fermerait même les mâchoires pour que rien ne s’échappe: ni cri, ni gémissement, ni parole trop forte ou juron de dentelle… En-dedans cela bouillonne, point de pensées d’outre-tombe mais juste la sensation d’être dans un réduit trop étroit, avec ces parois qu’il me faut repousser, éloigner cette mélancolie qui pourrait me gagner, il n’y a rien de paisible là-dessous, un trouble se fait jour: quelque chose flotte au-dessus de moi, terni de mémoire oubliée, serti d’ombre et d’opacité. Je desserre les liens, secoue un peu la tête, passe les doigts dans mes cheveux, fixe la coiffe chiffonnée sur la table et pense que la vie n’a pas dû être drôle tous les jours pour Julie. Entre vieux rideaux et tissus défraichis, l’ouvrage de dentelle retrouve sa place, alourdi des pensées noires et d’un trop plein d’une réalité étrange nés là sous ce morceau de coton anodin. S’extraire de ce monde clos, poser le regard sur ce jour en mouvement, ajuster sa vision sur les plis d’un visible et reprendre souffle sous ma casquette de ciel.
une merveille ! bien évoquée